vendredi 17 mai 2024

Le Bon Accueil (Jules Cantini sculpteur)

Jusqu’au lundi 20 mai prochain, la maison de ventes Tuloup organise une vente aux enchères en ligne proposant une imposante sculpture en marbres et pierres dures polychromes, haute de 98 cm (lot 143). Ni l’auteur, ni le sujet ne sont identifiés ; pour ma part, pas de doute, il s’agit d’une version demi-grandeur du Bon Accueil du marbrier-sculpteur Jules Cantini (1826-1916).

Vente Tuloup, lot 143, La Nature dévoilée (titre erroné de la statue) / Le Bon Accueil

Devenu industriel, Jules Cantini promeut ses marbres blancs ou polychromes et ses onyx algériens par la réalisation de pièces remarquables montrées dans diverses expositions. S’il débute sa carrière artistique par la production de tables en mosaïques de pierres (exposition de la Société artistique des Bouches-du-Rhône de 1855 ; concours régional de Marseille de 1861), il se tourne bientôt vers la sculpture pour un effet plus spectaculaire. Il s’associe alors à des statuaires reconnus. Le premier est Henri Lombard (1855-1929), tout jeune grand prix de Rome, sollicité en 1885 pour une statue hiératique – Hélène de Troie – exposée dans le stand de la marbrerie Cantini lors de l’Exposition universelle de 1889. Avec Ernest Barrias (1841-1905), le marbrier triomphe au Salon des artistes français avec La Nature se dévoilant devant la Science (n°3186).

Henri Lombard, Hélène de Troie, statue, 1886
Musée des beaux-arts de Marseille, boulevard Philippon, 4e arrondissement

Ernest Barrias, La Nature se dévoilant devant la Science, statue, 1899
Musée d’Orsay, Paris

Hélas, des frustrations naissent de ces diverses collaborations. Jules Cantini finit par se passer du concours de statuaires de renom pour donner une œuvre qui soit entièrement sienne. Ainsi, à l’Exposition coloniale de 1906, paraît Le Bon Accueil « qu’il faut bien reconnaître sensiblement inférieur à ses aînés », selon le sculpteur Charles Delanglade (1870-1952), « [...] Il est regrettable que, cette fois encore, M. Cantini ne se soit pas adjoint un maître statuaire »1.

Jules Cantini, Le Bon Accueil, statue, 1906
Album Cantini, archives du musée Cantini, 6e arrondissement

Exposition coloniale Marseille 1906 – Art provençal, album, 1906

La statue est léguée par Jules Cantini à la ville de Marseille ; elle entre dans les collections du musée des beaux-arts en 1917. Elle est actuellement remisée dans les réserves ; son avant-bras gauche est désolidarisé.

Jules Cantini, Le Bon Accueil, statue, 1906
Legs Cantini en 1917, C.721
Réserves du musée des beaux-arts de Marseille, rue Clovis Hugues, 3e arrondissement

La sculpture en vente chez Tuloup est numérotée n°2 sur le socle avec la mention « Reproduction interdite ». Par rapport à l’original, sa tenue a été simplifiée pour ne pas multiplier les complexes assemblages de pierres. Ainsi, la tête de Méduse sur la ceinture a disparu. Le choix des matériaux diffère également. Malheureusement, les traits ingrats de l’allégorie n’ont pas été embellis, donnant raison à Charles Delanglade.

Vente Tuloup, lot 143, La Nature dévoilée (titre erroné de la statue) / Le Bon Accueil

Malgré ses défauts esthétiques et les quelques accidents, cette œuvre est exceptionnelle et rarissime sur le marché de l’art. Mise à prix à 200 €, elle est affichée pour le moment à 1 510 € après 27 enchères !


1 Delanglade (Charles) « Éloge de M. Jules Cantini », Mémoires de l’Académie des Sciences, Belles Lettres et Arts de Marseille, t.1917-1920, Marseille, 1921, p.281-282

jeudi 9 mai 2024

Fontaine d’Amphitrite (Auguste Carli sculpteur)

Fernande de Mertens (1850-1924), Henriette Albrand, huile/toile, 1905
Actuellement en vente sur Le Bon Coin

Fille de l’armateur Joseph Étienne et veuve du docteur en médecine Louis Albrand, Henriette Albrand (1821-1907) connaît une aisance financière dont elle use, à la fin de sa vie, afin de promouvoir les arts. En 1901-1902, elle fait construire par Frédéric Lombard (1850-1906) un petit hôtel sur l’avenue du Prado (n°84, aujourd’hui n°130) pour accueillir le siège de la Société des architectes des Bouches-du-Rhône et les expositions d’art industriel ou d’art décoratif que cette dernière organise. De plus, elle fonde un prix annuel de 500 francs destiné au lauréat d’un concours ouvert aux élèves architectes et aux architectes de moins de 28 ans du département.
En 1904, elle désire à la fois commémorer le souvenir de son père et embellir sa ville natale. Elle choisit pour emplacement de son monument la place Dumarsais aux abords de laquelle l’armateur célébré vécut durant 60 ans. Elle commande une fontaine au sculpteur marseillais Auguste Carli (1868-1930), secondé pour le piédestal du groupe principal par un architecte méconnu (pour ne pas dire inconnu) du nom de Roure. Ce dernier ne figure pas dans l’Indicateur marseillais de 1904. Il est probable que ce soit un étudiant lauréat d’un concours de la Société des architectes des Bouches-du-Rhône ; en effet, un « E. Roure architecte » apparaît dans l’Indicateur marseillais de 1906. Ce choix semble cohérent avec la personnalité de la mécène. Il est donc possible que le projet de fontaine soit antérieur à la sélection du statuaire.

Croquis de la maquette de Carli, Le Petit Marseillais, 3 avril 1904
(exemplaire des Archives municipales de Marseille ; la version numérisée sur www.retronews.fr ne présente pas cet article)

La maquette de Carli est achevée en mars 1904 ; Le Petit Marseillais en publie un croquis dans l’article d’E. Thomas, le 3 avril 1904. Le monument envisagé prévoit 6 mètres de hauteur : au centre d’une bordure en granit formant un carré quadrilobé s’élèvera un piédestal en pierre de Lens sur lequel reposera le motif sculpté fondu en bronze et haut de 2,50 mètres. Quant au devis, il a été soumis par l’artiste à sa commanditaire le 12 mars 1904 : il prévoit un coût de 20 000 francs pour le groupe en bronze et de 15 000 francs pour le piédestal, soit un budget de 35 000 francs.
Par délibération en date du 22 avril 1904, le conseil municipal accepte le don d’Henriette Albrand. Dans la foulée, il décide de rebaptiser la place Dumarsais « place Étienne-Albrand ». Un décret présidentiel, daté du 21 mai, approuve la décision. Néanmoins, cette attention gêne la donatrice plus qu’elle ne la réjouit : en offrant une fontaine monumentale célébrant son père, elle n’entendait pas glorifier son propre nom. Le 24 juin, elle envoie donc à la mairie un courrier exprimant le souhait que son patronyme ne figure pas sur les plaques toponymiques. Sa volonté est aussitôt prise en compte et le lieu devient simplement la « place Joseph-Étienne ».

Projet de modification du terre-plein de la place Dumarsais à l’occasion de l’édification d’une fontaine monumentale – plan (don de Mme Vve Albrand), 8 avril 1904
Archives départementales des Bouches-du-Rhône 7 O 20/87

Le chef de service des travaux neufs pense aménager, au centre de la place Dumarsais, une zone circulaire recouverte de gazon, d’arbustes et de fleurs servant d’écrin au monument. Il prévoit une grille pour défendre l’accès au tapis végétal mais suffisamment discrète pour ne pas nuire à la mise en scène. Le nivellement du terrain induit par ailleurs la suppression d’un mur de soutènement de la chaussée latérale raccordant la rue des Lices à la place. L’espace agrandi sera alors planté d’arbres pour l’agrémenter et offrir de l’ombre aux promeneurs ; en même temps, cela évitera que la fontaine semble écrasée par les maisons alentours. Au demeurant, l’eau doit y arriver en abondance via le bassin d’approvisionnement de la colline Puget, ce qui implique des travaux restreints de raccordement.
La délibération du 22 avril 1904 chiffre et budgétise le coût des travaux à entreprendre pour accueillir le nouveau monument : 6 500 francs sont prévus pour le nivellement de la place Dumarsais et pour la plantation d’arbres ; 3 000 francs sont alloués pour les conduits et appareils de distribution d’eau. Au total, c’est une somme de 9 500 francs qui est imputée au crédit affecté à l’établissement des voies nouvelles.

Marguerite Varigard (1865-1940), Atelier d’Auguste Carli, photographies sur verre, vers 1906
Collection particulière
Élève de Carli, la sculptrice photographie l’intimité de l’atelier du maître en train de tailler un buste tandis qu’un praticien agrandit le groupe principal de la fontaine d’Amphitrite

Au fil du temps, le projet évolue vers une fontaine entièrement en marbre pour un financement de 50 000 francs, sans modification de l’iconographie.
Le groupe principal représente Le Triomphe d’Amphitrite. La déesse de la mer, à demi-nue, débout sur une valve de bénitier, tient son trident de la main gauche et ordonne aux flots déchaînés de se calmer d’un geste impérieux. À ses pieds, le dieu marin Triton, au torse puissant et au bas du corps pisciforme, souffle dans un coquillage pour proclamer la volonté de sa mère. Il y a d’infimes modifications entre la maquette et la réalisation finale. D’abord, l’orientation du trident change : pointé vers le bas à l’origine, l’attribut se dresse finalement vers le ciel. Par ailleurs, la simple écharpe qui cachait pudiquement le sexe de la néréide est remplacée par un drapé plus conséquent. Enfin, une conque se substitue à la trompe originelle du messager.
Quatre larges ouïes, situées sous le groupe, permettent à l’eau de la fontaine de s’écouler dans le bassin. Le sommet du piédestal de section carrée présente des concrétions. Sa base se transforme en quatre rostres de navire antique surmontés d’une tête de bélier. Les bateaux sont enchaînés les uns aux autres par des chaînes et des guirlandes de coquillages. Un cartouche indique leurs noms : Le Cèdre, La Clarisse-Louise, Le Goéland et Le Nicolas Etienne Jeune. Ce sont les possessions de l’armateur, négociant en douelles de tonneaux. La face principale du piédestal accueille la dédicace : à la mémoire / de / Joseph Hippolyte Etienne / 1790-1881 / sa fille / Htte Albrand née Etienne / 1906.

Auguste Carli, Fontaine d’Amphitrite, cartes postales, vers 1906-1910

Le 10 avril 1906, l’architecte Roure demande l’installation de la grille de protection autour de la fontaine comme cela a été prévu dès l’origine. Celle-ci apparaît sur les cartes postales de l’époque. En revanche, on ignore la date à laquelle ladite grille et le parterre végétal ont été supprimés.
Au mois de septembre suivant, le frère du sculpteur – François Carli (1872-1957) – et un groupe de ses admirateurs projettent de faire inaugurer la fontaine à l’occasion de la venue à Marseille du ministre de l’Instruction publique, des Beaux-Arts et Cultes Aristide Briand. La démarche est entreprise mais le temps compté de l’homme politique ne permet pas d’inscrire l’inauguration au programme. Il fait cependant la promesse de revenir pour remplir cette tâche. L’a-t-il tenue ? La presse locale n’en fait pas mention.

Auguste Carli, Fontaine d’Amphitrite, marbre, 1906 (état actuel)
Place Étienne-Albrand, 7e arrondissement © Olivier Liardet