mardi 29 janvier 2019

L’atelier-musée des frères Carli et la promotion de la sculpture religieuse à Marseille 3


Très rapidement, François Carli décide d’ouvrir les portes de son atelier au public. Dans le modeste local se côtoient effectivement les reproductions de chefs-d’œuvre de toutes les époques, donnant un aperçu encyclopédique de la sculpture européenne : statuettes de Tanagra, Victoire de Samothrace, vases étrusques, divers pleurants des tombeaux des ducs de Bourgogne, le Persée de Benvenuto Cellini (1500-1571)… Grâce à des patines soignées, les copies apparaissent toutes d’excellente facture « depuis les sphinx verdegrisés [sic] de l’Égypte, jusqu’aux statuettes élégantes de Thorwaldsen (1770-1844) et de Pradier (1790-1852), présentées sous le luisant exquis de l’ivoirine »[1] De plus, le sculpteur-mouleur recourt à l’émaillage du plâtre – un procédé aujourd’hui perdu – pour imiter notamment les terres cuites polychromes du quattrocento.

François Carli, Nativité dans le goût des Della Robbia
Plâtre émaillé, collection particulière

Le poète et littérateur Elzéard Rougier (1857-1926), familier de la maison, rapporte sur ce point une anecdote en juillet 1900 : « François Carli pousse l’art de l’imitation jusqu’au rendu de la plus complète réalité. Un jour, en effet, le directeur du musée du Louvre, qui avait entendu parler des curiosités charmantes de la rue Neuve, à Marseille, voulut voir de ses propres yeux ce qu’on lui avait dit. Il entra dans l’atelier. Sa première parole fut celle-ci : ‘‘Mais on m’a volé le bouclier de Charles IX !’’ Carli se contenta de sourire et offrit le bouclier à l’important visiteur. Celui-ci dut le palper pour reconnaître qu’il était en plâtre et recouvert d’une teinte illusionnante de métal. »[2]
Il est difficile de connaître la façon de procéder de François Carli sans avoir accès aux originaux ; probablement l’anecdote est-elle alors exagérée et sans doute le directeur du Louvre avait-il donné son accord… ce qui expliquerait sa venue dans l’atelier dès les premiers temps d’ouverture au public. Du moins, dans un cas précis est-on certain qu’il travaille directement sur l’œuvre à copier : il reproduit ainsi l’exemplaire en bronze du Ratapoil d’Honoré Daumier (1808-1879) appartenant au musée des Beaux-Arts de Marseille, identifiable à sa numérotation (2) ; un exemplaire de ce moulage appartient aujourd’hui aux collections dudit musée.

François Carli, Ratapoil d’après Daumier, moulage plâtre
Musée des Beaux-Arts de Marseille, 4e arrondissement

L’article d’Elzéard Rougier, paru dans la Revue de Provence, apporte une notoriété soudaine à l’atelier-musée, terme utilisé par le journaliste. Le lieu devient un espace culturel à la mode. Visiteurs, parmi lesquels se trouvent certainement de nombreux apprentis artistes puisque l’étroite rue Neuve débouche sur l’esplanade de l’école des Beaux-Arts… visiteurs donc et clients semblent s’y presser. En octobre 1909, Sarah Bernhardt (1844-1923) qui joue Phèdre et La Dame aux Camélias dans la cité phocéenne effectue à son tour ce pèlerinage ; l’actrice – également sculptrice – acquiert aussitôt un buste de Dante, des tanagras, des œuvres religieuses, etc. Et François Carli de s’exclamer dans la presse : « Ma parole, elle m’a dévalisé ! Encore un peu et elle emportait tout le magasin. »[3]

[1] Elzéard ROUGIER, « Les arts de l’imitation. L’Atelier-Musée de François Carli », Le Petit Marseillais, 16 décembre 1904.
[2] Elzéard ROUGIER, « Les sculpteurs de Provence – Les frères Carli », Revue de Provence, n°19, juillet 1900, p.137-148, cit. p.139.
[3] Jean SERVIEN, « Sarah Bernardt chez Carli », Le Petit Marseillais, 22 octobre 1909, non pag.

vendredi 18 janvier 2019

L’atelier-musée des frères Carli et la promotion de la sculpture religieuse à Marseille 2


Auguste et François Carli se retrouvent très jeunes orphelins de père, un mouleur marseillais prénommé Louis. Leur mère dirige alors le petit atelier paternel, implanté au n°6 de la rue Neuve (aujourd’hui rue Jean Roque), jusqu’à ce que les deux enfants soient en mesure de prendre la relève.
De fait, Auguste entame très tôt sa formation. Il intègre la classe de sculpture de l’école municipale des Beaux-Arts à l’âge de 12 ans, pour l’année scolaire 1880-1881[1]. Si, dans les premiers temps, il exprime son désir de devenir sculpteur dans le registre d’inscription, il affirme se destiner au métier de mouleur à partir de l’automne 1883. Pour autant, son palmarès jalonné de prix témoigne d’un réel talent artistique. Sans doute encouragé par ses professeurs, Auguste se rend à Paris à l’été 1890. Après un court séjour à l’Académie Julian, il s’inscrit dans l’atelier de Jules Cavelier (1814-1894) le 25 octobre 1890[2]. Ses aptitudes se confirment rapidement : il monte en loge pour la première fois en 1892 et remporte un second prix de Rome en 1896 ; par ailleurs, ses débuts au Salon des artistes français en 1898 – Dante aux enfers. Le Combat de démons, haut-relief plâtre (n°3249) – sont gratifiés d’une médaille de troisième classe, d’une bourse de voyage et d’un achat de l’État à compte à demi avec la Ville de Marseille[3].

Auguste Carli, Dante aux enfers. Le Combat de démons, 1898
Musée des Beaux-Arts de Marseille, carte postale

Dès lors les rôles des deux frères s’instaurent naturellement : Auguste mènera une carrière de statuaire à Paris tandis que François, dont la formation reste locale, dirigera l’atelier paternel, alternant avec aisance les casquettes de mouleur et d’artiste sculpteur.


[1] Registre des inscriptions de la classe de sculpture (1864-1892), Archives municipales de Marseille (AMM) 31R19*R : : Auguste est inscrit le 23 mars 1881 ; il est le 103e élève de la classe de sculpture.
[2] Registre des inscriptions dans les ateliers, Archives nationales (AN) AJ/52/248.
[3] Musée des Beaux-Arts – acquisition du bas-relief Combat de démons, œuvre d’Auguste Carli, AMM 1D167, délibération du Conseil municipal du 26 juillet 1898, p. 340-341.

jeudi 10 janvier 2019

L’atelier-musée des frères Carli et la promotion de la sculpture religieuse à Marseille 1


J’ai décidé aujourd’hui de (re)publier des textes anciens. Voici donc l’article paru en 2010 dans les actes d’un colloque bordelais auquel j’avais participé en 2008. Le thème était Marché(s) de l’art en province (1870-1914) :

Le 29 mars 1962, le Conseil municipal de Marseille rebaptise place Auguste et François Carli la place de la bibliothèque, sise devant l’école des beaux-arts. Hormis Pierre Puget (1620-1694), aucun sculpteur n’a alors reçu si insigne honneur. D’autres statuaires pourtant, plus titrés, auraient pu y prétendre[1]. Ce choix honore en fait deux artistes fortement impliqués dans la vie culturelle marseillaise à l’aube du XXe siècle qui, à travers leurs œuvres, leur enseignement et leurs engagements, ont durablement marqué les mémoires.

François et Auguste Carli, photographie, 1900
Publiée dans Revue de Provence, n°19, juillet 1900, p.143

Victor Peter (Paris, 1840 – Paris, 1918), Auguste Carli
Médaille en bronze (repérée sur Ebay), 1911

Cette reconnaissance publique doit beaucoup à l’action d’Auguste (1868-1930) et son frère cadet François (1872-1957) qui se sont dotés, au fil du temps, d’outils performants afin de promouvoir leurs sculptures d’inspiration essentiellement religieuse. Ils disposent ainsi d’un lieu d’exposition, idéalement situé au cœur de la ville, où les manifestations se succèdent. Par ailleurs, ils entretiennent un réseau efficace d’amitiés parmi les journalistes et hommes politiques locaux. Par voie de conséquence, les frères Carli organisent – exemple unique à Marseille – leur propre commerce, produisant en série et vendant sans passer par des intermédiaires, suscitant même des commandes publiques à leur profit.
Bien qu’autonomes, les deux sculpteurs s’inscrivent dans un marché de l’art florissant, en vertu de quoi leurs actions interagissent parfois avec celles des autres acteurs, édiles et sociétés d’artistes notamment. Cet essai s’attache donc à retracer les différents aspects de leur structure commerciale originale – un atelier-musée – et à lui rendre sa juste place sur la scène artistique phocéenne d’avant 1914.


[1] Parmi les contemporains des frères Carli, Marseille compte quatre lauréats du grand prix de Rome de sculpture : André Allar (1845-1926), Jean Hugues (1849-1930), Henri Lombard (1855-1929) et Constant Roux (1865-1942).