dimanche 27 février 2022

L’enseignement de la sculpture à Marseille au XIXe siècle – 5

Devoirs des pensionnaires marseillais

En 1868, Allar expédie à Marseille le bas-relief qui lui a valu un premier accessit au concours de Rome de 1867 : La Dispute d’Achille et d’Agamemnon. L’œuvre est exposée au salon de la Société artistique des Bouches-du-Rhône où, selon le rapporteur d’une commission spéciale municipale, elle est jugée digne d’éloges. Dans le cas présent, l’envoi n’est pas effectué directement à la Ville, bien que celle-ci puisse statuer dessus. Il s’avère probable, ici, que le pensionnaire ait toute liberté. La même année, Hugues envoie une statue d’après l’antique, Le Faune au chevreau, à l’exposition de fin d’année de l’école des Beaux-Arts de Marseille. La figure lui mérite des éloges publics lors de la distribution des prix et rejoint la collection de moulages pour servir de modèle aux aspirants artistes[1].

Henri Lombard, Le Faune au chevreau, académie d’après la bosse, dessin, 1873
© Archives municipales de Marseille, 26 Fi. Photographie : Xavier de Jauréguiberry

L’année suivante, le jeune homme expédie une étude ronde bosse d’après le modèle vivant, une étude de femme en bas-relief d’après le modèle vivant et un buste de jeune Italienne d’après nature. Contrairement à son collègue, Hugues paraît avoir des obligations envers sa ville natale.

Jean-Baptiste Hugues,
Étude en ronde bosse d’après le modèle vivant, 1870
Plâtre, 83 cm x 28 cm x 55 cm (ensemble et détail)
Vendue aux enchères à Marseille (Leclère, lot 63, 8 juin 2013)

Turcan se plie également aux envois. On le remarque par une élégante académie en plâtre exécutée pour l’entrée en loge en 1874. En 1877 encore, il achève son pensionnat en expédiant la statue en plâtre qui l’a couronné du deuxième second prix de Rome en 1876, Jason enlevant la toison d’or. L’œuvre connaît un grand succès qui lui vaut une gratification supplémentaire de 300 francs[2].
L’entrée en vigueur de l’arrêté du 21 août 1875 précise les devoirs des élèves boursiers année par année. Ces travaux s’avèrent nombreux : pas moins de six pour son premier envoi. Lombard s’y conforme parfaitement : il adresse à l’école deux études académiques et quatre maquettes de format réduit. En 1880, le jeune sculpteur se trouve dans l’incapacité de présenter des travaux, mais sa montée en loge, qui l’occupe de mai à fin juillet, constitue la meilleure des excuses. Il propose d’expédier l’année suivante une esquisse de grande dimension et assez poussée en dédommagement du contretemps. Il semble cependant que le règlement contraignant soit délaissé peu à peu. Plusieurs fois, Auguste Carli écrit au directeur afin de lui communiquer ses inquiétudes : « Je vous serais très obligé si vous aviez la bonté de me dire si je dois faire des envois cette année. Si oui, en quoi consistent-ils ? Pour quelle date vous les faudrait-il à Marseille ? »[3] Visiblement, chacun agit de son propre chef. Les travaux effectués en loge ou de grande taille frappent davantage les esprits des élus. Par conséquence, ils sont très prisés des pensionnaires comme Carli qui expédie un bas-relief monumental (2,15 × 1,70 m) en 1896.


[1] AMM, 31 R 97, registre des modèles de la classe de sculpture : n°33, Le Faune au chevreau. En 1873, Henri Lombard le dessine dans le cadre d’un concours d’académie d’après la bosse.
[2] À cette somme s’ajoute le reliquat de sa pension (200 francs).
[3] AMM, 31 R 73, dossier Auguste Carli : lettre de Carli à Magaud datée du 21 mars 1894.

vendredi 18 février 2022

L’enseignement de la sculpture à Marseille au XIXe siècle – 4

La politique d’attribution des bourses municipales

Avant 1876, l’obtention d’une pension s’effectue au cas par cas. Le directeur de l’école adresse, au nom du demandeur, une requête au conseil municipal qui décide de la réponse à délivrer. Sous le Second Empire, six élèves sollicitent une aide : l’architecte Ernest Paugoy et cinq statuaires. Seule la demande de Pierre Barbaroux (1848-1903) est rejetée, non parce qu’elle émane d’un sculpteur de plus, mais à cause de dissensions sur la façon d’attribuer les pensions[1]. Plusieurs faits se conjuguent pour expliquer la surreprésentation des sculpteurs. D’une part, la cité phocéenne est un énorme chantier ayant besoin d’artistes compétents. D’autre part, le diplôme d’architecte n’est institué à Paris qu’en 1867 sans pour autant être obligatoire[2]. Quant à la création tardive de la classe de peinture en 1878, elle ne favorise guère les jeunes peintres limités jusque-là à l’apprentissage du dessin. Cela dit, aucune homogénéisation du montant des bourses n’existe. Ainsi, les trois pensionnaires sculpteurs de 1867 perçoivent-ils chacun une somme différente. Allar reçoit 600 francs, soit cinq fois moins que l’allocation attribuée à Salomon Laugier (1835-1890)[3]. Quant à Hugues, il obtient 1 000 francs. Jules Cavelier (1814-1894), le professeur d’Allar à Paris, réclame l’augmentation de la pension de son élève arguant que « le but ne saurait être atteint tant que le chiffre de l’allocation restera assez restreint pour retirer le droit d’exiger d’un titulaire de se livrer aux études, exclusivement et sans préoccupation de travaux lucratifs[4] ». Finalement, en 1874, les édiles uniformisent les pensions à 1 400 francs. Quant à leur renouvellement, il dépend des résultats et du comportement des bénéficiaires. Aucune limite temporelle autre que celle inhérente au concours de Rome − avoir moins de 30 ans révolus − n’existe. Hugues est le plus favorisé ; il perçoit des subsides huit années durant, soit un total de 10 000 francs. Parallèlement, la désignation des boursiers par le biais d’un concours finit par s’imposer. L’arrêt du 15 mai 1875 l’entérine ; il fixe, en outre, à quatre ans la longueur d’un pensionnat[5]. Consulté sur ce point par le directeur de l’école, Jean Turcan (1846-1895) s’inquiète : « Il sera assez difficile de fixer la durée d’une pension à un temps limité surtout en considérant […] le peu de savoir que nous avions quand nous sommes arrivés et le temps qu’il a fallu pour nous dégrossir[6] ». 

Henri Lombard, Tobie rendant la vue à son père, plâtre, concours triennal de 1876
© Archives municipales de Marseille, 61 Fi 80. Photographie : Marcel de Renzis.

Les événements se précipitent à l’été 1875 avec le triomphe d’Hugues. Sa bourse, désormais vacante, est mise au concours en 1876. On ouvre la compétition à la statuaire, seule section à pouvoir présenter un nombre satisfaisant de candidats[7]. Dans la foulée, s’instaure la volonté d’une compétition triennale : chaque année, les représentants d’un des trois arts entreront en concurrence pour l’obtention du titre de pensionnaire de la Ville. La municipalité désire ainsi rééquilibrer les chances entre les différentes classes. L’examen doit se dérouler en deux temps : tous les candidats potentiels subissent une épreuve préliminaire (une esquisse sur un sujet historique), éliminatoire, afin de sélectionner les élèves admissibles au concours proprement dit. Ceux-ci, dans la seconde phase, reçoivent la lecture du sujet à traiter et entrent aussitôt en loge. La première journée est consacrée à une esquisse, laquelle est remise à l’administration et signée par le président du jury. Puis, le travail en loge dure soixante séances de douze heures environ. Pendant ce laps de temps, aucun contact autre que les modèles vivants masculins nécessaires ne peut se faire à l’intérieur du local assigné. Le jury se réunit le 1er février 1876 pour choisir le sujet de l’épreuve éliminatoire. Dès le lendemain, de 8 heures à 20 heures, les huit compétiteurs illustrent un passage de l’histoire romaine : Cornélie, mère des Gracques, présentant ses enfants à une dame de Campanie qui lui montrait ses bijoux. Le 3 février, les jurés examinent les mérites de chaque œuvre et retiennent quatre finalistes. Le concours définitif débute en mars. Cette fois, le sujet retenu est biblique : Tobie rendant la vue à son père. Une indemnité de 60 francs est accordée à chacun des logistes afin de payer les frais de modèles. Les épreuves finies, les bas-reliefs en compétition sont présentés au public durant une semaine à l’issue de laquelle le jury rend son verdict. Le 19 juin, le résultat est proclamé. L’œuvre de Lombard remporte les suffrages du jury à l’unanimité ; une gratification de 300 francs est allouée à Stanislas Clastrier (1857-1925), classé second.

Constant Roux, La Belle Chryséis rendue à son père, plâtre, concours triennal de 1890
© Archives municipales de Marseille, 61 Fi 83. Photographie : Marcel de Renzis

Un concours pour une section n’ayant lieu que tous les trois ans, il arrive que des jeunes gens, déjà élèves aux Beaux-Arts de Paris, participent à la compétition. Coup sur coup, Constant Roux (1865-1942) et Auguste Carli se retrouvent dans cette position. Une disposition qui se voulait transitoire en 1875 devient bientôt providentielle pour briguer la précieuse pension municipale : « deux années de fréquentation à l’école de dessin de Marseille suffiront, quelle que soit d’ailleurs l’époque de fréquentation[8] ». Grâce à cette clause, Roux devient pensionnaire en 1890, battant de peu son camarade avec un haut-relief, La Belle Chryséis rendue à son père. Trois ans plus tard, Carli concourt, termine premier après l’esquisse des éliminatoires (Numa apprenant à Tatia la mort de son père), puis l’emporte devant Gabriel Joucla (1869-1915) avec Alexandre et son médecin. En échange de sa libéralité, la municipalité exige un certificat trimestriel signé par le directeur de l’École des beaux-arts de Paris attestant une bonne conduite et une assiduité constante ainsi que l’envoi de travaux prouvant les progrès de ses pensionnaires.


[1] AMM, 1 D 100, délibération du conseil municipal du 6 novembre 1868, p. 220-222 : refus de bourse à Barbaroux sans une mise au concours.
[2] Le diplôme devient obligatoire à Paris en 1881 ; à Marseille, il faut attendre 1905 pour la création d’un diplôme d’architecture.
[3] AMM 1 D 96, délibération du conseil municipal du 3 août 1866, p. 473 : subvention à Laugier. La bourse de 1 600 francs allouée à Laugier pour 1867 est transformée en allocation de 3 000 francs pour aller à Rome.
[4] AMM, 31 R 67, sous-dossier André Allar : lettre double d’André Allar et de Jules Cavelier au maire de Marseille en date du 18 août 1869. Le jugement du prix de Rome, rendu ultérieurement, annule la demande en raison du succès d’Allar.
[5] En 1886, la durée du pensionnat est réduite à trois ans.
[6] AMM, 31 R 68, dossier Jean Turcan : lettre de Jean Turcan à Antoine-Dominique Magaud du 2 mai 1875.
[7] La sculpture en présente huit, l’architecture trois et la peinture aucun (la classe n’étant pas encore créée).
[8] AMM, 3 D 30, arrêté relatif aux pensionnaires de la Ville à l’École des beaux-arts de Paris du 15 mai 1875, p. 560-561, article 12.

lundi 7 février 2022

L’enseignement de la sculpture à Marseille au XIXe siècle – 3

De la formation d’ornemanistes à celle de prix de Rome

Dès l’origine, la précellence va à la sculpture ornemaniste. Les élèves étudient l’art décoratif d’après les styles d’époques diverses, depuis l’ancienne Égypte jusqu’à Louis XVI, et d’après la nature (plantes, fleurs, fruits, etc.). L’instruction se complète par des leçons de moulage et une pratique des matériaux (terre, plâtre, bois et pierre [1]). C’est un apprentissage concret et rapidement utilisable dans la vie quotidienne d’un artisan décorateur. Quant à la statuaire, elle est envisagée par rapport à l’architecture et à l’industrie, ses débouchés naturels. Outre l’étude de la figure d’après le plâtre ou la nature, les cours comprennent des exercices de composition historique ou allégorique destinés à la sculpture monumentale (cariatides, frontons figurés, etc.) ou à la fonte (torchères, pendules, etc.). De fait, les industriels locaux s’impliquent très tôt dans la formation de leurs futurs ouvriers en finançant des prix. L’initiative revient au marbrier François Maillet. Le 20 septembre 1862, les élus acceptent son don de 1 000 francs en vue de fonder un prix annuel de 200 francs pour la durée de cinq ans. Le prix s’adjoint à une épreuve préexistante, le concours de fin d’année de l’ornement d’après la gravure. Cet exemple est suivi par un autre marbrier, Jules Cantini, qui exprime en juin 1870 sa volonté de financer un prix sur programme pour la sculpture. En fait, le prix Cantini couple un concours préliminaire d’architecture et un second de sculpture, consistant en la réalisation d’un motif décoratif issu du projet primé. Une somme de 200 francs est allouée au vainqueur. En 1873, Henri Lombard (1855-1929) obtient un second prix pour un ornement d’après le prix d’architecture de son frère Frédéric.

Frédéric Lombard, Projet de cheminée dans un salon servant de galerie pour les objets d’art,
Élévation, 1er prix, concours Cantini d’architecture, 1873
Archives municipales de Marseille, 26 Fi © Xavier de Jauréguiberry

Frédéric Lombard, Projet de cheminée, détail (élévation et coupe),
1er prix, concours Cantini d’architecture, 1873
Archives municipales de Marseille, 26 Fi © Xavier de Jauréguiberry 

La politique artistique de la municipalité concorde parfaitement avec l’optique des négociants. Néanmoins, le prix de Rome de Jean-Baptiste Hugues (1849-1930) en 1875, confirmant celui d’André Allar (1845-1926) en 1869, modifie la donne. Désormais, sans omettre qu’elle forme principalement des artisans, l’école de Marseille ambitionne de former également des artistes. L’aspect industriel glisse donc vers la classe de l’ornement, propulsant le cours de statuaire vers des visées artistiques plus hautes. Le directeur Antoine-Dominique Magaud se calque petit à petit sur le modèle parisien, introduisant le système des concours à plusieurs niveaux pour familiariser ses étudiants aux exercices demandés aux Beaux-Arts de Paris. Les sujets des concours eux-mêmes s’inspirent parfois de ceux donnés pour l’obtention du prix de Rome. Par exemple, en 1893, le thème à traiter lors du concours triennal, remporté par Auguste Carli (1868-1930), est Alexandre et son médecin ; ce sujet avait ouvert les portes de la villa Médicis à Allar.

Auguste Carli, Alexandre et son médecin, plâtre, concours triennal de 1893
© Archives municipales de Marseille, 61 Fi 82. Photographie : Marcel de Renzis

André Allar, Alexandre buvant tandis que Philippe lit la lettre de Parménion, plâtre, 1869
© École nationale supérieure des beaux-arts, Paris (PRS58)

Dorénavant, l’accent est mis sur le « grand art ». La Ville – secondée par l’État[2] – accorde des livres d’art, des primes d’encouragement et des bourses de voyage aux élèves les plus méritants. Enfin, elle entretient quelques pensionnaires partis poursuivre leurs études artistiques dans la capitale.


[1] À partir de 1898, la mise au point et la taille du marbre bénéficient d’un enseignement indépendant assuré par Valentin Pignol.
[2] Archives municipales de Marseille (désormais AMM), 31 R 89*, palmarès des élèves à l’école des Beaux-Arts (1876-1891), année scolaire 1888-1889 : « Don du ministre : un livre d’art. Cette récompense a été décernée à M. Carli. Le ministre accorde également à cet élève une bourse de voyage de 400 francs. »