lundi 24 juin 2019

Esquisses, maquettes, modèles et autres réductions 4

Durant cette période, la cité phocéenne enrichit son panthéon, commémorant les politiques (Monument à Alexandre Ier de Yougoslavie et à Louis Barthou) comme les sportifs. Le 23 août 1926, le cycliste Gustave Ganay meurt des suites d’une chute à vélo, au Parc des Princes. En 1938, le quotidien Le Petit Marseillais lance un concours pour célébrer sa mémoire sur le parvis du stade Vélodrome. Parmi les différents projets, le jury retient celui Élie-Jean Vézien (1890-1982) où le jeune homme, en tenue, se détache devant un mur de coureurs. Ici, le modèle possède ses clous de mise au point devant faciliter le report des creux et des saillies lors de l’agrandissement de la statuette.

Anonyme, Projet de monument à Gustave Ganay, maquette en plâtre, 1938
Vendue aux enchères par Coutau-Bégarie le 27 juin 2015

Élie-Jean Vézien, Gustave Ganay, modèle en plâtre au tiers d’exécution
avec clous de mise au point, 1938, Académie de Marseille, 1er arrondissement

Pour conclure, le petit format compte plusieurs utilités : outil d’atelier permettant de fixer une idée ou d’agrandir un sujet, outil administratif permettant la sélection d’un artiste ou son paiement. À cela, Auguste Carli (1868-1930) ajoute un dernier usage, celui d’outil promotionnel. Quand son groupe en marbre Le Christ et sainte Véronique, médaillé de 1ère classe au Salon des artistes français de 1902 (n°2322) et acquis par l’État pour 10 000 francs, est déposé au musée des Beaux-Arts de Marseille[1] le 15 avril 1903, il suscite immédiatement l’admiration. Les amis proches du sculpteur ouvrent alors une souscription afin d’en offrir une réplique à la cathédrale de la Major. Chaque donateur reçoit en souvenir une reproduction de la maquette, réalisée dans l’atelier de François Carli (1872-1957), frère d’Auguste et mouleur installé au n°6 de la rue Neuve (auj. rue Jean-Roque). L’opération est un succès. Quelques années plus tard, Auguste et François Carli réitèrent la pratique pour financer le projet de Monument à Adolphe Monticelli qu’ils ont initié[2]. En juin 1907, la maquette figure chez le galeriste Oudin, rue de la Darse, sensibilisant les amateurs d’art… lesquels repartent avec une réplique après avoir souscrit au projet.

Auguste Carli, Le Christ et sainte Véronique, édition en plâtre de la maquette, 1904
Réserves du musée des Beaux-Arts de Marseille, 1992.1.1, 4e arrondissement

Auguste Carli, Monument à Adolphe Monticelli, éditions en plâtre de la maquette, 1907
Réserves du musée des Beaux-Arts de Marseille, 2007.0.147, 4e arrondissement

Les maquettes sont, enfin, de précieux témoignages de la sculpture phocéenne entre 1850 et 1940. À travers elles, on retrouve la physionomie de monuments dégradés par l’usure du temps, comme les fauves de Barye (1795-1875). Quant aux projets refusés ou inaboutis, ils laissent entrevoir les décors grandioses que les artistes ont imaginés pour Marseille : sculpter en miniature, c’est rêver la ville en grand, en monumental.


[1] Depuis 1952, le groupe est installé sur le parvis de Notre-Dame-de-la-Garde.
[2] Le Monument à Adolphe Monticelli, un temps implanté cours Joseph-Thierry, se dresse désormais sur le plateau Longchamp.

mercredi 12 juin 2019

Esquisses, maquettes, modèles et autres réductions 3

Face à une désignation directe, le système du concours paraît plus démocratique et un gage d’excellence. C’est cette voie que choisit, en novembre 1879, le maire Simon Ramagni à la tête du comité d’un Monument à Adolphe Thiers pour lequel il fait voter une subvention de 20 000 francs. En avril 1880, le jury examine les maquettes : André Allar (1845-1926) en envoie deux. Émile Aldebert (1827-1924), Salomon Laugier (1835-1890) et bien d’autres une chacun. Toutes ces sculptures reprennent une composition à deux registres : au sommet, debout ou assis, trône l’effigie de l’ancien président de la République ; au pied, se situent des allégories (Renommée, Gloire…) ou des bas-reliefs rappelant les hauts-faits du personnage. Pourtant, ce même mois d’avril, Auguste Clesinger (1814-1883) obtient l’exécution du monument à la demande expresse de la veuve d’Adolphe Thiers. Oubliées les belles vertus du concours ! Sur ce, le sort s’acharne : le radical Jean-Baptiste Brochier qui emporte la mairie en janvier 1881 refuse d’ériger la statue de l’homme qui a écrasé la Commune. C’est finalement à l’École nationale des arts et métiers d’Aix que l’œuvre de Clesinger trouvera asile !

Émile Aldebert, Monument à Adolphe Thiers, maquette en plâtre, 1880
Académie de Marseille, 1er arrondissement

Un autre concours n’aboutit pas à l’issue escomptée : sitôt après la Première Guerre mondiale, la polémique sur la lâcheté réelle ou supposée des Provençaux composant le XVe corps d’armée en août 1914 divise l’opinion, rendant impossible leur commémoration. Il faut attendre 1933 pour que Gaston Castel (1886-1871) – lui-même gueule cassée – brise le tabou en l’évoquant dans un projet sans suite en collaboration avec Antoine Sartorio (1885-1988) et Louis Botinelly (1883-1962). Néanmoins, un comité du XVe corps d’armée se crée peu après, en 1935. Une souscription est ouverte et un concours lancé le 14 décembre 1938. Le 11 juillet 1939, la maquette de Botinelly et de l’architecte A. Lange se voit décerner le 1er prix, lequel est aussitôt contesté par les autres concurrents pour cause d’irrégularités. La guerre survient de nouveau, reportant sine die l’érection du projet primé. Botinelly continue à se battre pour son exécution mais ne réalise finalement qu’une modeste stèle pour la cour de la caserne du Muy[1], éloignée de son motif initial et des yeux du grand public, le 15 décembre 1957.

Louis Botinelly & A. Lange, Monument au XVe corps d’armée, maquette en plâtre patiné, 1939,
Musée d'Histoire de Marseille, 2010.5.1, 1er arrondissement

Louis Botinelly, Monument au XVe corps d’armée, terre cuite, 1957
Collection particulière

Conséquence de 14-18, l’Entre-deux-guerres connaît une effervescence sculpturale sans précédent. La loi du 25 octobre 1919 encourage en effet l’érection de monuments aux morts pour la Patrie[2]. En ce qui la concerne, la cité phocéenne abandonne cette prérogative à ses quartiers qui aussitôt – soit individuellement, soit en se regroupant – forment des comités pour élever un mémorial. Ceux-ci demandent aux sculpteurs et entrepreneurs locaux, par le biais d’un marché de gré à gré ou d’un concours, des projets de monument[3]. Les maquettes soumises symbolisent la Douleur, la Victoire ou Gallia, image de la France éternelle. Toutefois, le motif emblématique reste la figure du poilu, montant la garde ou mourant ; le poilu combattant, trop réaliste ou agressif, n’est jamais retenu. La maquette de Félix Guis (1887-1972) en fait les frais : son soldat hurlant, un masque à gaz sur la poitrine, qui s’élance à l’assaut, prêt à jeter une grenade, ne trouve pas preneur[4]. Seule l’Union des volontaires français et alliés ose ce parti-pris pour son monument, œuvre de l’Italien Luigi Betti (1879-1941), érigé en 1925 au cimetière Saint-Pierre.

Félix Guis, Projet de monument aux morts, maquette en plâtre, vers 1920-1925
Collection particulière


[1] Ce monument se trouve depuis l’été 2014 dans la cour de la caserne Audéoud.
[2] « Des subventions seront accordées par l’État aux communes en proportion de l’effort et des sacrifices qu’elles feront en vue de glorifier les héros morts pour la Patrie. » (article 5).
[3] Comité du Vieux-Marseille, 1914-1918 Marseille se souvient. Monuments et plaques commémoratives de la Grande Guerre, 2014. Les auteurs développent longuement le cas de Saint-Barnabé pour lequel ils ont eu accès à des archives privées inédites, notamment des photos de différentes maquettes en compétition (p.59-64).
[4] Guis puise son réalisme dans son expérience : mobilisé du 1er juillet 1915 au 1er août 1919, il combat au front, dans l’aviation.

mercredi 5 juin 2019

Esquisses, maquettes, modèles et autres réductions 2

Le fait est que le conseil municipal rejette la quasi-totalité des sollicitations émanant d’artistes. Par contre, il se montre beaucoup plus conciliant lorsque la demande provient d’un mécène ou d’un comité car l’embellissement urbain s’effectue dès lors à moindre frais. Il se réjouit donc du souhait d’Henri Estrangin d’orner la place Paradis (auj. Estrangin-Pastré) d’une fontaine sculptée par André Allar (1845-1926). Celui-ci présente d’ailleurs sa maquette au Salon marseillais de 1889 : c’est l’occasion pour la population de se familiariser avec le monument en construction… même si les deux versions diffèrent légèrement avec la disparition du portrait en médaillon du donateur initialement prévu.

André Allar, Fontaine Estrangin, maquette en plâtre, 1889
Académie de Marseille, 1er arrondissement

Le but d’Auguste Carli (1868-1930) est identique lorsqu’il expose, en décembre 1913, la maquette d’Aux héros, aux morts en mer dans son atelier-musée, puis dans les vitrines de La Belle Jardinière, un grand magasin de la rue Saint-Ferréol. Malheureusement, le résultat est dévastateur : Carli, choisi par un comité d’armateurs, de négociants et d’hommes politiques, s’aliène les syndicats de marins qui n’ont pas été consultés pour l’agrément du modèle. D’aucuns pensent que « la sculpture tumulaire de M. Carli ne répond nullement à son objet » et le qualifient de « fastueux navet »[1]. Sur ce, un projet concurrent dû à André Verdilhan (1881-1963) apparaît et, finalement, en 1922, après de nombreux rebondissements, c’est le second projet qui est érigé sur le promontoire du Pharo.

Auguste Carli, Aux héros, aux morts en mer, maquette en plâtre, 1913
Non localisée

André Verdilhan, Aux héros et victimes de la mer, 1914, maquette en plâtre
Photos, Archives départementales des Bouches-du-Rhône 4T38

Henri Lombard (1855-1929) subit lui aussi une déconvenue. Sollicité en juillet 1911 par Charles Verminck qui, tel Henri Estrangin, veut offrir un monument à la ville, il se met à l’œuvre, rendant hommage Aux dames de Marseille de toutes conditions qui aidèrent à la défense glorieuse de la cité en 1524 contre les troupes de Charles Quint. Manque de chance, Charles Verminck décède le 13 décembre suivant ! Dans la foulée, ses héritiers s’opposent fermement à la réalisation du caprice du défunt, préférant verser 10 000 francs de dédommagement et enterrer le projet définitivement. Suite à ce dénouement, Lombard montre son modèle au Salon des artistes français de 1913 (n°3747) puis l’offre au musée du Vieux-Marseille nouvellement créé.

Henri Lombard, Aux dames de Marseille de toutes conditions qui aidèrent 
à la défense glorieuse de la cité, maquette en plâtre, 1911
Anciennement au musée du Vieux-Marseille (non localisée)

Certains monuments s’inscrivent dans le cadre d’un vaste chantier public où le programme décoratif s’avère conséquent. La règle veut alors que le travail soit réparti entre plusieurs sculpteurs soumissionnaires, ayant fait valoir auprès du commanditaire leurs titres, leurs médailles, leurs réalisations prestigieuses. De ce fait, le 24 juin 1864, le Conseil municipal de Marseille attribue différents travaux de sculpture pour le décor du Palais Longchamp entre cinq statuaires parisiens. Il retient notamment, pour la réalisation des quatre groupes animaliers[2] surplombant les piédestaux des portes du jardin moyennant 48 000 francs, la candidature d’Antoine-Louis Barye[3] (1795-1875). Ici, la maquette ne précède pas la commande, elle la suit ! Son rôle est double : d’une part, le modèle réduit sert aux praticiens pour l’exécution finale, par son agrandissement au compas et au pantographe ; d’autre part, il constitue une pièce administrative permettant à l’artiste de toucher un acompte après agrément de l’architecte. Les groupes en pierre achevés sont, quant à eux, réceptionnés le 19 novembre 1867.

Antoine-Louis Barye, Lion terrassant un bouquetin, maquette en plâtre, vers 1865
Musée des Beaux-Arts de Marseille, S 518, 4e arrondissement



[1] Archives départementales des Bouches-du-Rhône 4T38, monuments commémoratifs, sous-dossier Monument aux héros et victimes de la mer : Anonyme, « Autour d’un monument », Les Tablettes marseillaises, 19 mars 1914.
[2] À gauche, Lion terrassant un bouquetin et Tigre terrassant une biche ; à droite, Lion terrassant un sanglier et Tigre terrassant une gazelle.
[3] Le sculpteur est au faîte de sa carrière : il a œuvré sur de nombreux chantiers parisiens dont le Louvre ; en 1855, il reçoit une médaille d’honneur à l’Exposition universelle et est élevé au grade d’officier de la Légion d’honneur ; depuis 1863, il préside l’Union centrale des arts appliqués à l’Industrie.