lundi 27 juin 2022

Projets avortés de monuments républicains (1877-1880)

La chute du Second Empire plonge la cité phocéenne dans une longue dépression, tant politique qu’économique. La répression de la Commune de Marseille, à partir du 4 avril 1871, impose un état de siège jusqu’en 1875. Cela n’empêche cependant pas la République de s’instaurer peu à peu et la ville de basculer doucement à gauche[1]. Quant à la conjoncture économique, elle se dégrade rapidement. À la suite de ses somptueux travaux d’urbanisme et d’embellissement, les caisses sont vides et la municipalité surendettée. Le chômage menace et les esprits s’échauffent, le mécontentement atteignant leur paroxysme en juin 1881 dans ce que La Gazette du Midi appelle les « Vêpres marseillaises »[2].

Colonne de la Peste devant la Bibliothèque-École des beaux-arts – carte postale

L’Évêché et la statue de Mgr de Belsunce – carte postale

Dans ce contexte difficile, la sculpture revêt un rôle de propagande de premier plan. Les projets de monuments et les discussions autour de statues existantes se multiplient au conseil municipal. Ainsi, en janvier 1877, le Génie de Barthélemy Chardigny (1757-1813), symbole républicain, reparait sur la voie publique au sommet de la Colonne de la Peste, près de la nouvelle Bibliothèque-École des beaux-arts tandis que, durant l’été 1878, Monseigneur de Belsunce de Marius Ramus (1805-1888) quitte son cours éponyme – trop central – pour l’Évêché. Néanmoins, c’est l’effigie même de la République qui préoccupe principalement les édiles dans les années 1877-1880.
Dès janvier 1877, l’érection d’un monument républicain sur la place de la Bourse est évoquée. Quelques mois plus tard, l’idée a évolué tant et si bien que le conseil municipal rédige le programme d’un concours ouvert aux sculpteurs nés ou résidant à Marseille[3]. Il s’agit de la réalisation d’une statue de la République, non  plus destinée à la place de la Bourse mais à la niche du grand escalier de l’hôtel de ville, ainsi que de l’exécution d’un buste, toujours de la République, pour la colonne de la Colline Puget. Une somme de 17 500 francs est allouée à ces travaux. Peu d’artistes semblent s’être mobilisés pour ce projet. En septembre, le jury convoqué décide que « les douze sujets exposés étaient tous plus ou moins défectueux et, par conséquent, refuse leur admission »[4]. Seule la maquette de l’architecte Ernest Paugoy[5] (1845-1906) paraît susceptible d’une rémunération de 500 francs pour sa main-d’œuvre. Elle est donc déclarée lauréate sans posséder toutefois une tenue suffisante pour une traduction définitive. De fait, ce concours ne connaît pas de suite.

Ernest Paugoy, Monument aux volontaires marseillais de 1792, 1880
Ensemble et détail
Archives municipales de Marseille 1128 W 112 

Une ultime tentative, toute aussi vaine, voit le jour le 5 août 1879 : les élus songent encore à une statue de la République pour la Salle des mariages et pour celle du conseil. De son côté, Paugoy ne désespère pas de faire ériger un projet remanié. Le 23 décembre 1880, il imagine une République révolutionnaire pour un Monument aux volontaires marseillais de 1792… sans plus de succès ! Finalement, c’est le département qui parviendra à ériger une statue de la République dans l’escalier d’honneur de la préfecture des Bouches-du-Rhône au tournant du XXe siècle (Cf. notice du 7 septembre 2021).

Addendum du 31 décembre 2022 : Paugoy expose à l’exposition du Concours régional de Marseille de 1879 les deux projets lauréats du concours de 1877 : n°442- statue de la République (plâtre) ; n°443- buste de la République (plâtre).


[1] En octobre 1879 se tient le Congrès ouvrier et socialiste de Marseille ; aux élections législatives de 1881, Clovis Hugues (1851-1907), élu de la Belle-de-Mai, est le seul député socialiste de France ; enfin, aux municipales de 1881, le radical Jean-Baptiste Brochier (1829-1886) enlève la mairie de Marseille à une droite démobilisée et abstentionniste.
[2] Un conflit social oppose alors ouvriers transalpins immigrés et main-d’œuvre locale. Cette rivalité franco-italienne se transforme en xénophobie virulente.
[3] Archives municipales de Marseille 1D116 : délibération du conseil municipal du 7 mai 1877, p.349-352.
[4] Anonyme, « Chronique locale », Le Sémaphore de Marseille, 7 septembre 1877.
[5] Les documents de l’époque égratignent fortement son nom : la délibération du conseil municipal (1D118, 11 février 1878, p.411-412) écrit Pangoy et Le Sémaphore de Marseille (7 septembre 1877) parle d’Eugène Pougoy. 

vendredi 17 juin 2022

Marseille colonie grecque (Auguste Carli sculpteur)

Auguste Carli (1868-1930) soumissionne le 20 décembre 1923 pour participer à la décoration de l’escalier monumental de la gare Saint-Charles. Le 26 février 1924, un marché de gré à gré est passé entre la ville et le sculpteur marseillais. Celui-ci s’engage à réaliser, contre la somme de 100 000 francs, deux groupes (50 000 francs chacun) devant être adossés à un pylône et composés d’une figure assise sur la proue d’un navire avec deux enfants ainsi que différents attributs. Un délai de huit mois par groupe est accordé au statuaire pour leur réalisation.

Auguste Carli, Marseille colonie grecque, groupe, pierre de Lens, 1925
Escalier de la gare Saint-Charles, 1er arrondissement

J’ai toujours trouvé que ses sculptures étaient décoratives mais d’une iconographie assez pauvre, voire indigente. Marseille porte de l’Orient n’a rien de l’exotisme de la peinture éponyme de Pierre Puvis de Chavannes (1824-1898) au palais Longchamp ! Quant à Marseille colonie grecque, le caractère hellénique apparaît bien dans divers ornements (la trière, le trône, le péplos de l’allégorie) mais le grand public serait bien incapable de les identifier comme tels. Heureusement que les groupes sont titrés !

Auguste Carli, Marseille colonie grecque, groupe, pierre de Lens, 1925 (détail)
Escalier de la gare Saint-Charles, 1er arrondissement

Ceci étant, je suis sans doute trop sévère pour Marseille colonie grecque. Si l’on se montre attentif, on constate que l’allégorie a perdu son attribut majeur  qui tenait autrefois dans sa paume gauche.

Auguste Carli ?, Marseille colonie grecque, dessin
© Archives municipales de Marseille 1128 W 59

Artémis d’Éphèse, statue, albâtre, IIe siècle
© Musée archéologique national de Naples (inv. 6278)

Un dessin, mal identifié aux archives municipales de Marseille, permet d’identifier l’objet manquant : une statuette d’Artémis d’Éphèse. Son modèle est conservé à Naples. La déesse est affublée de multiples seins qui seraient en réalité des testicules de taureaux sacrifiés à son culte, symbolisant la puissance de la déité sur les hommes en les rendant fécond ; son auréole et sa couronne cylindrique sont le fruit d’une restauration du XVIIIe siècle.
Artémis d’Éphèse – dont le temple est l’une des sept merveilles de l’antiquité – rayonne dans toute l’Ionie, Phocée étant voisine d’Éphèse. Les Phocéens, en fondant Massalia, y importe son culte. Cet emblème, aujourd’hui disparu de la statue de Carli, était donc le plus important pour symboliser Marseille colonie grecque.

Auguste Carli, Marseille colonie grecque, groupe, pierre de Lens, 1925
Escalier de la gare Saint-Charles, 1er arrondissement
Archives municipales de Marseille 89 Fi 79 (ensemble et détail)

On la voit sur une photo conservée aux archives municipales mais il est difficile de dire quand la statuette a disparu. Peut-être à la fin des années 1960.

lundi 6 juin 2022

Face (Alexandra Gestin sculptrice)

En 2011, le leader européen des centres commerciaux Klépierre Ségécé lance la rénovation du Centre Bourse dont il est le propriétaire, en partenariat avec Axa et les Galeries Lafayette. La métamorphose est confiée au cabinet parisien d’architecture Moatti & Rivière[1] et à l’architecte marseillais Georges Raskin. Le complexe commercial se pare d’une nouvelle façade. À l’intérieur, la circulation est entièrement revue, notamment grâce à la création d’un nouvel escalator desservant la FNAC et les Galeries Lafayette.
Dans le cadre de ces travaux, la sculptrice – qui préfère le masculin sculpteur comme on le voit à sa signature – Alexandra Gestin (née en 1967 à Guérande, Loire-Atlantique) est sollicitée afin d’habiller un élément structurel disgracieux qui ne pouvait être ni détruit ni dissimulé : un corbeau soutenant le départ dudit escalator.

Alexandra Gestin, Puissance, statue en résine laquée bleue

Alexandra Gestin, Souplesse, statue en bronze

Alexandra Gestin, La Lutte, groupe en bronze peint
Reproduits avec l’autorisation de l’artiste à partir de son site www.alexandragestin.com

Cette artiste, fortement inspirée par la culture japonaise, a fait de la représentation de lutteurs de sumo une spécialité. Pour la commande phocéenne, elle décide de détourner une œuvre préexistante : Face, un masque de sumotori en polyester ou en résine. Jusque-là, la figure était exposée sur un support de bois ; désormais, elle devient un élément architectural.

Alexandra Gestin, Face, polyester sur bois peint

Alexandra Gestin, Face, résine sur bois peint floquée en rose fluo
Reproduits avec l’autorisation de l’artiste à partir de son site www.alexandragestin.com

Alexandra Gestin, Face, masque en résine, 2013
Centre Bourse, 17 Cours Belsunce, 1er arrondissement

Si la seule ambition d’Alexandra Gestin est alors de faire vivre un sumotori sur un mur en créant un effet de surprise ludique, Face – me semble-t-il – renoue inconsciemment avec plusieurs traditions de la sculpture française. La mine grimaçante du lutteur nippon dans un temple du commerce peut rappeler les figures de moines grimaçants sur les chapiteaux de cloîtres romans. Par ailleurs, la fonction de support peut également évoquer les atlantes baroques grimaçant sous l’effort de leur charge.

David Mach, It takes two to tango, 2011
Parvis de la tour CMA-CGM, 4 Quai d’Arenc, 2e arrondissement

Pour conclure, le sumotori d’Alexandra Gestin rejoint à Marseille deux autres jouteurs japonais : ceux du sculpteur écossais David Mach (né en 1956) de It takes two to tango, créés en 2008 et installés dans la cité phocéenne depuis 2011.


[1] Malgré la mort de son associé Henri Rivière (1965-2010), Alain Moatti (né en 1967) conserve le nom originel de son agence d’architecture.