dimanche 27 août 2023

Formation et carrière des sculptrices marseillaises aux XIXe et XXe siècles - 5 et fin

Après la Seconde Guerre mondiale, le nombre des sculptrices marseillaises demeure confidentiel mais la nouvelle génération se montre ambitieuse : elle convoite le très officiel grand prix de Rome, bien que celui-ci ait perdu de son prestige.
La première demoiselle à atteindre ce but est Brigitte Baumas (1937-2014). Élève de Louis Leygue (1905-1992) à l’École nationale supérieure des beaux-arts, elle remporte le 1er second prix de Rome en 1961 alors que son compagnon, le sculpteur marseillais André Barelier (1934-2021), obtient le grand prix avec son bas-relief La Naissance du jour. Les amoureux partent ensemble pour la ville éternelle où ils se marient. Brigitte Baumas garde cependant son nom de jeune fille comme nom d’artiste, sans doute pour se démarquer de l’œuvre de son époux. Pour autant, elle semble s’effacer derrière lui et abandonner l’idée d’une carrière importante. En effet, on ne lui connaît qu’une commande publique, passée dans le cadre du 1% artistique lors de son séjour à la Villa Médicis, avant son mariage : le décor de l’Institut de Pédiatrie et de Rééducation fonctionnelle de Marseille. Elle se contente de l’édition de quelques statuettes en bronze, de dessins et de lithographies montrant l’intimité des modèles dans l’atelier, dans le même style hyperréaliste que développe André Barelier :

Brigitte Baumas, Femme assoupie dans un fauteuil, bronze

Brigitte Baumas, Femme aux seins nus endormie, pastel, 1984

Brigitte Baumas, Femme au ficus, lithographie

Le cas d’Anne Poirier (née en 1941) est plus intéressant. Petite-fille de Louis Houllevigue (1863-1944), professeur à la faculté des sciences de Marseille, et fille d’Étienne Houllevigue (1910-1992), directeur de la chambre de commerce de Marseille, elle apprend le dessin auprès de Marguerite Allar (1899-1974) à l’Académie Allar comme de nombreuses jeunes femmes de la grande bourgeoisie. Elle poursuit des études d’histoire de l’art à la Sorbonne tout en fréquentant l’École des arts décoratifs de Paris. En 1967, elle concourt pour le prix de Rome sans être passée par l’École nationale supérieure des beaux-arts ; elle remporte le grand prix avec son puissant relief Le Triomphe de la mort.

Anne Houllevigue, Le Triomphe de la mort, bas-relief, plâtre, 1967
Prix de Rome réservé de 1965, décerné en 1967 © Ensba

Anne Houllevigue épouse, à Rome, le sculpteur Patrick Poirier (né à Nantes en 1942), rencontré aux Arts décoratifs de Paris, et fait carrière sous le nom d’Anne Poirier. Le couple travaille désormais à quatre mains et construit une œuvre originale basée sur le thème de la mémoire. Tour à tour, plasticiens, peintres, architectes et archéologues, les époux Poirier reconstituent en miniature les ruines de sites antiques ou utopiques, interrogent le passé, questionnent la civilisation sur son devenir.

Anne et Patrick Poirier, Ostia antica, 1972 © photo Aurélien Mole

Anne et Patrick Poirier, La Voie des ruines noires, 1976 © photo Aurélien Mole
Il s’agit-là d’une évocation de la Domus aurea, villa de l’empereur Néron, et de l’incendie de Rome de l’an 64.

Anne et Patrick Poirier, Ruines d’Égypte, surtout en biscuit, 1978
Musée national de la Céramique, Sèvres

Une troisième artiste, Odette Singla (Paris, 1926 – Marseille, 2016), obtient un second prix de Rome de gravure en médaille en 1957. Elle s’installe dans la cité phocéenne en 1958, lorsqu’elle est nommée professeure de dessin à l’école des beaux-arts et d’architecture de Marseille. Parallèlement à son activité d’enseignante, elle produit de nombreuses médailles éditées par la Monnaie de Paris (La Provence, 1961 ; Saint-Victor de Marseille, 1967 ; La mode, 1973…) ; L’Oiseau de feu, édité en bronze en 1966, est également édité en pate de cristal par la maison Daum. À côté de cela, elle réalise des ouvrages plus monumentaux comme une fresque (14 x 2 m) pour le mess des ingénieurs au barrage EDF de Saint-Estève Janson ou le Monument au maréchal Leclerc, inauguré le 18 mai 1975 à l’occasion du congrès de la 2e D.B. à Marseille.

Odette Singla, plateau de médailles variées, bronze
Cabinet des médailles de Marseille © photo Sylvain Borzillo

Odette Singla, L’Oiseau de feu, médaille, pate de cristal Daum
Académie de Marseille

Odette Singla, Monument au maréchal Leclerc, granit de Sidobre (H. 3 m) et médaille bronze (D. 0,80 m), 1975
Avenue du maréchal Leclerc, 3e arrondissement

En 1977, Odette Singla reçoit les palmes académiques et, l’année suivante, est élue à l’Académie des Sciences, Belles Lettres et Arts de Marseille. Aujourd’hui encore, elle demeure la seule artiste femme reçue comme membre résidente par cette institution quasi tricentenaire.
Toutefois, avec ce début de XXIe siècle, les choses évoluent permettant aux sculptrices marseillaises une ultime conquête : la reconnaissance ! En 2010, deux d’entre elles – Berthe Girardet (1861-1948) et Raymonde Martin (1887-1977) – ont été choisies pour rebaptiser une rue, la première dans le 3e et la seconde dans le 13e arrondissement.

Rue Berthe Girardet, sculptrice

La publication de Marseillaises, vingt-six siècles d’histoire (Édisud, 1999) et du Dictionnaire des Marseillaises (Éditions Gaussen, 2012 ; réédition augmentée, 2024) a permis de redécouvrir de nombreuses artistes, notamment sculptrices. Enfin, Anne Poirier a été élue à l’Académie des Beaux-Arts le 23 juin 2021 et siège désormais sous la coupole de l’Institut de France ; le 3 avril 2023, c’est au tour de l’Académie de Marseille d’offrir un fauteuil de membre correspondant (pour deux) au couple Poirier.

Anne Poirier, membre de l’Institut © photo Juliette Agnel

Réception d’Anne et Patrick Poirier comme membres correspondants
à l’Académie de Marseille le 3 avril 2023
Il est à noter que le père et le grand-père d’Anne Poirier furent tous deux membres résidents de ladite Académie. C’est beau une tradition qui se perpétue de père en fille !

mardi 15 août 2023

La Vierge en argent de Jean-Baptiste Chanuel - 3

Anonyme, Ex-voto de Clarisse Charlois, huile sur carton, 1846
Musée, Notre-Dame de la Garde © Xavier de Jauréguiberry

Régulièrement, pour telle ou telle fête religieuse, la précieuse statue d’argent est portée en procession dans les rues de Marseille comme le montre l’ex-voto de Clarisse Charlois : le 25 mai 1846, des pénitents blancs du Saint-Esprit passent devant le domicile de cette jeune femme paralysée depuis trois années. À la vue de l’effigie de la Bonne Mère, elle lève son bras malade soudainement guéri ; un enfant de chœur s’agenouille tandis que les pénitents en tête du cortège se retournent vers la miraculée.

La Vierge et l’Enfant Jésus, groupe d’après Jean-Baptiste Chanuel (1788-1857), carton-pierre, 1855
Crypte, Notre-Dame de la Garde © Xavier de Jauréguiberry

Toutefois, ces processions successives fragilisent la structure de la sculpture. Aussi, le 23 juin 1855, les administrateurs de Notre-Dame de la Garde décident-ils de lui substituer une copie de mêmes proportions, en carton-pierre, lors de ces cérémonies. Cette réplique, vénérée près du brûloir de la crypte, conserve aujourd’hui encore ce rôle, notamment à l’occasion de la Solennité de l’Assomption de la bienheureuse Vierge Marie.

Procession aux flambeaux, 14 août 2023

Le mois de juillet dernier, la copie en carton-pierre a fait l’objet d’une restauration et d’une réargenture (à la feuille d’aluminium) en vue des cérémonies mariales autour du 15 août et de la venue du pape François en septembre prochain.

mercredi 9 août 2023

La Vierge en argent de Jean-Baptiste Chanuel - 2

Le 8 septembre 1829, la tâche échoie à Jean-Baptiste Chanuel (1788-1857), sculpteur et peintre toulonnais installé à Marseille. Quoiqu’il ne se déclare pas orfèvre, il possède certainement une formation a minima de ciseleur car, contrairement au bronzier parisien, il propose de reproduire la statue par la technique du repoussé, dite aussi du relevé. Ce procédé laborieux et délicat nécessite de marteler le métal feuille à feuille, de souder les fragments entre eux, puis de les fixer sur une armature. Pendant cinq ans, au rythme de dix mille coups de marteau par jour, Chanuel s’échine à copier le plâtre de Cortot. Souvent, un mois de labeur disparaît en un instant, à cause d’une braise trop ardente qui altère un pli de la toge ou les traits d’un visage. La matière ductile se ramollit et s’affaisse ; tout est à recommencer !
À force d’opiniâtreté, la statue d’argent est quasiment achevée en 1834. Cette année-là, elle est sélectionnée pour participer à Paris, à la 8e Exposition des produits de l’industrie française, du 1er mai au 29 juin, où elle obtient une médaille de bronze. À son retour à Marseille, Chanuel la peaufine encore jusqu’en 1835. Plus petite que son modèle, elle mesure 6 pieds (1,82 m) et est constituée de 43 kg d’argent (ou 53 kg selon les sources). Son coût s’élève à 30 000 francs répartis de la sorte : 12 000 francs pour le matériau précieux, 14 000 francs pour le travail et 4 000 francs de gratification pour l’artiste.

Jean-Baptiste Chanuel, La Vierge et l’Enfant Jésus, groupe, argent, 1835
Maître-autel, Notre-Dame de la Garde
Ensemble et détail de l’inscription sur le socle © Xavier de Jauréguiberry

Le 30 juin 1837, les administrateurs de Notre-Dame de la Garde se rendent dans l’atelier de l’orfèvre, 38 rue des Dominicaines, afin de procéder à la réception de la sculpture qui est déclarée conforme au cahier des charges. Le 2 juillet suivant, Mgr Fortuné de Mazenod la bénit sur le Cours (Cours Belsunce), puis la conduit à la cathédrale où elle demeure jusqu’au 4 juillet. Enfin, une longue procession l’escorte au Fort de la Garde et l’installe sur l’autel de la chapelle. Dès cet instant, elle devient l’image mariale la plus vénérée du sanctuaire et la plus représentée.

Anonyme, F. C. Xbre 1852, ex-voto, 1852
Musée, Notre-Dame de la Garde © Xavier de Jauréguiberry

Anonyme, Intérieur de la chapelle de Notre-Dame de la Garde, gravure, avant 1855
Archives municipales de Marseille, 79 FI 127 

En 1855, l’ancienne chapelle est détruite pour laisser la place à la nouvelle église construite par Henry Espérandieu (1829-1874) et consacrée le 4 juin 1864. Le lendemain a lieu la translation solennelle de la Vierge d’argent dans le chœur du nouvel édifice.
Hélas, le 4 juin 1884, un incendie ravage le maître-autel sur lequel elle repose. Endommagée, elle nécessite une importante restauration. Elle est envoyée à Paris – un demi-siècle après son précédent voyage – dans la fabrique d’orfèvrerie et de bronze religieux d’Alexandre Chertier (1825-1890), lauréat d’un grand prix à l’Exposition universelle de 1878. Le coût de la réparation s’élève à 7 386,95 francs, permettant au chef-d’œuvre de Chanuel de retrouver sa prestance et l’affection des pèlerins.