lundi 27 février 2023

Formation et carrière des sculptrices marseillaises aux XIXe et XXe siècles - 4

Berthe Girardet, Sérénité, bas-relief, béton moulé, 1931
Allée Ray Grassi, 8e arrondissement

Il est vrai que la municipalité marseillaise ne fait rien pour encourager ses ressortissantes. À quelques exceptions près[1], elle ne finance pas les études artistiques des demoiselles et en particulier des sculptrices. De plus, celles-ci n’obtiennent ni achat, ni commande. Le premier monument réalisé par une femme et installé dans l’espace public phocéen est un don de Berthe Girardet accepté par le conseil municipal le 18 novembre 1930[2] !

Raymonde Martin, Le Gros souper, groupe, terre cuite peinte, s.d.
Musée provençal de Château-Gombert, 13e arrondissement

Raymonde Martin, L’Oratoire, groupe, terre cuite peinte, s.d.
Collection des descendants de Sartorio

Raymonde Martin qui délaisse le grand art vers 1923 va, petit à petit, se lancer dans une production de santons modelés et peints qu’elle vend, après la Seconde Guerre mondiale, à la foire de Noël. Il s’agit pour elle d’un complément de revenu à son salaire d’infirmière. Ses personnages miniatures, d’une touche originale presque grossière, débordent d’humour. Son Gros souper – qui illustre plus précisément les Treize desserts – est une scène pleine de détails truculents. Souvent, elle imagine ses saynètes au milieu d’une architecture comme pour ses tricoteuses assises au pied d’un oratoire. Les amateurs ne s’y trompent pas et s’arrachent ses petits groupes. De fait, nombre de Marseillaises pratiquent la sculpture à travers l’activité populaire autant que saisonnière de santonnière[3] : les sœurs Augustine (1850-1928) et Marie Monin (1858-1931), Madeleine Guinde (1886-1962), les sœurs Lyda (1882-1975) et Marguerite Gastine (1893-1966)...

Madeleine Guinde, La Vendeuse de fraises & La Vendeuse de nougats, de miel et de dattes, santons habillés, s.d.
Musée provençal de Château-Combert, 13e arrondissement

Lyda ou Marguerite Gastine, Le Rémouleur, santon en faïence, années 1930

Car, malgré la création d’une classe de sculpture ouverte aux jeunes filles de toutes conditions, la sociologie des étudiantes reste inchangée dans la première moitié du XXe siècle : elles sont toutes issues d’une bourgeoisie aisée. Leurs familles les laissent s’adonner à leur passion et à exposer une ou deux fois pendant leur formation ; puis, la pression sociale les éloigne du monde de l’art. Ainsi, les catalogues de l’Association des artistes marseillais témoignent-ils de ces carrières éphémères : Yvonne-Gabrielle Boucher (1912, n°322, Monsieur Charles Vincens, buste), Jeanne Melot (1912, n°330, Martégale, buste plâtre ; 1921, n°392, Portrait de fillette), Danis Guerrier (1894-1978 – 1914, n°396, M. X…, buste ; 1919, n°316, Le Colonel G., buste), Marie-Caroline Beaudevin (1919, n°309, Le Docteur R. B. de Lyon, buste terre cuite et n°310, Silhouette de Mme A.-J. V., pâte à modeler), Henriette Roche (1921, n°393, Portrait de Mlle X., buste terre cuite et n°394, Mignon, statuette terre cuite)…

Étiennette Gilles, Torse d’après la bosse, dessin, 1er prix, 1916
Archives municipales de Marseille, 26 Fi 4341

Étiennette Gilles, Le Christ à la couronne d’épines, dessin, vers 1921
Musée de Notre-Dame de la Garde

Dans l’Entre-deux-guerres, deux femmes réussissent néanmoins à s’affirmer en tant qu’artiste. La première s’appelle Étiennette Gilles (1894-1981). Élève de l’école des beaux-arts pendant la Première Guerre mondiale, elle se forme exclusivement au dessin et à la peinture. Elle y obtient plusieurs récompenses dont un 1er prix pour un torse d’après la bosse en 1916. Son goût pour la sculpture est plus tardif : elle s’y initie dans l’atelier de Paul Gondard vers 1920. Dès lors, elle mène de front une carrière de peintre, d’illustratrice et de sculptrice. Elle expose pour la première fois en 1921, successivement à Paris au Salon de l’art chrétien et à Marseille à l’Association des artistes marseillais. Elle présente aux deux exhibitions les mêmes œuvres statuaires : Le Christ à Getsémani (c’est-à-dire au Jardins des Oliviers) et Virginité. Un critique remarque la jeune femme : « Ce Christ est sa première œuvre en sculpture et il est impossible de ne pas être frappé, de l’intensité d’expression qui s’en dégage ; il semble bien contempler, dans sa pensée infinie, toute la douleur humaine, toutes les douleurs, et en souffrir lui-même humainement. »[4] Le dessin du Christ à la couronne d’épines, réalisé à la même époque, répond également à cette description. Par la suite, elle alterne les techniques, montant sporadiquement de la sculpture : buste du Docteur Max Gilles (Association des artistes marseillais, 1923, n°134), Portrait (Société des artistes provençaux, sculpture, n°123), Mistral[5] ainsi que Clochettes marseillaises et L’Amour des livres (Salon Rhodanien, 1933, n°218 à 220), buste d’Émile Ripert (Salon artistique de 1941, n°217). Hélas, malgré une œuvre sculptée plus abondante que pour d’autres consœurs, aucune de ses sculptures n’est localisée à l’heure actuelle.

Fabienne Bérengier, Esclave d’après Michel-Ange, dessin au fusain, 1921
Archives municipales de Marseille, 26 Fi 4767

Fabienne Bérengier, La Danse, bas-relief, plâtre, 1928
Archives municipales de Marseille, 124 Fi : fonds Fabienne Bérengier

Fabienne Bérengier, Le Faune, statue, pierre, vers 1930
Archives municipales de Marseille, 124 Fi : fonds Fabienne Bérengier

Toutefois, la personnalité féminine qui s’impose dans le microcosme sculptural phocéen est Fabienne Bérengier (1900-1975). Comme Étiennette Gilles, elle débute ses études artistiques durant la Grande Guerre à l’école municipale des beaux-arts où elle a pour professeur de sculpture Henri Raybaud (1879-1942). Douée, elle remporte de nombreuses récompenses comme un 1er prix ex aequo pour un Esclave d’après Michel-Ange (1475-1564) au fusain en 1921. Ses premières œuvres empruntent à l’esthétique à la mode – l’art déco – propre à séduire les commanditaires privés : La Danse (bas-relief plâtre, 1928), Le Faune (statue pierre, vers 1930) et des portraits… Elle montre ses productions dans les Salons locaux ou parisiens[6] et dans des expositions privées au côté de son amie peintre Marguerite Allar (1899-1974).

Fabienne Bérengier, Chats, groupe plâtre, vers 1930
Archives municipales de Marseille, 124 Fi : fonds Fabienne Bérengier

Marguerite Allar, Nature morte aux Chats, vers 1932
Collection des descendants de Marguerite Allar

Fabienne Bérengier donne des formes pour la faïencerie marseillaise de Saint-Jean-du-Désert, notamment un groupe de Chats reproduit en céramique émaillée noire. Par ailleurs, elle reçoit une importante commande de la Chambre de commerce : la réalisation des dioramas du nouveau musée colonial de Marseille qui ouvre ses portes en 1935. Après la Second Guerre mondiale, elle réalise une statue de Saint Jean-Eudes pour la basilique du Sacré-Cœur de Marseille et des bustes pour le musée provençal de Château-Gombert.

Fabienne Bérengier, L’Afrique occidentale française, diorama, 1935
Archives municipales de Marseille, 124 Fi : fonds Fabienne Bérengier

Fabienne Bérengier, Soudanaise, statue, 1935
Archives municipales de Marseille, 124 Fi : fonds Fabienne Bérengier

Fabienne Bérengier, Saint Jean-Eudes, statue, plâtre, vers 1951
Basilique du Sacré-Cœur, 81 avenue du Prado, 8e arrondissement

Fabienne Bérengier, Pierre Puget, buste, pierre, 1959
Musée provençal de Château-Gombert, 13e arrondissement

Parallèlement à sa carrière d’artiste, elle enseigne la sculpture à l’Académie Marguerite Allar ; le curé de Saint-Lucien des Goudes (8e arrondissement) confie à ses élèves – sous sa supervision – la réalisation des statues en terre cuite qui décorent aujourd’hui encore la chapelle. Enfin, elle expose ses œuvres dont le style s’épure vers l’abstraction jusqu’à sa mort.

Fabienne Bérengier dans son atelier avec un modèle, photographie, vers 1950

Exposition Fabienne Bérengier à la galerie Stammegna, 1970
Archives municipales de Marseille, 124 Fi : fonds Fabienne Bérengier


[1] AMM 1D166, p.115-116, délibérations du 21 décembre 1897 : École des beaux-arts de Paris. Demande de bourses et subventions.
La peintre Flore Jartoux, future épouse Froment, est la première femme à obtenir une subvention municipale (1 200 francs) dont elle demande le renouvellement.
[2] AMM 721 W 88 : Propositions de dons et legs d’œuvres d’art.
[3] Cf. Catherine Marand-Fouquet, « Santonnières (les) », Dictionnaire des Marseillaises, 2012, p.316-317.
[4] Anonyme, « Bustes de Sculpteurs », Revue moderne des arts et de la vie, 30 mars 1921, p.21.
[5] Il s’agit du buste de Frédéric Mistral (1830-1914) qui participe au concours pour l’érection d’un monument au prix Nobel de littérature sur le plateau Longchamp. En juillet 1931, Louis Botinelly (1883-1962) remporte le concours ; Étiennette Gilles, classée troisième, reçoit une prime de 500 francs.
[6] Fabienne Bérengier fréquente le Salon de la Société des artistes français : Nausicaa (statuette plâtre, n°3273, 1930), Le Printemps (buste plâtre, n°3469, 1934), Départ de course – natation (statue plâtre métallisé, n°3274, 1936).

mercredi 22 février 2023

Formation et carrière des sculptrices marseillaises aux XIXe et XXe siècles - 3

À la Belle Époque, les filles de la grande bourgeoisie ont l’habitude de se retrouver dans des ateliers privés pour s’initier aux arts. Les cours de dessin de Fernande de Mertens et d’Hélène Maistre-Nicolaïdès[1] (1858- ?) sont les plus recherchés. Un seul cours cependant propose un apprentissage de la sculpture ou, plus vraisemblablement, du modelage : Mathilde Klenlo professe cette discipline de 1889 à 1898 avant de se reconvertir, sans doute faute de demande, dans l’enseignement de la peinture en 1899. 
Les sœurs Mathilde et Olga Klenlo sont issues de l’élite germanique installée à Marseille où elles exercent leurs multiples talents artistiques entre 1888 et 1911. En effet, elles peignent à l’huile ou à l’aquarelle, font de la céramique et de la photographie, sculptent. Dans ce domaine, Mathilde revendique d’ailleurs pour maître un obscur statuaire du nom de Jean Salguéda, figurant dans l’Indicateur marseillais de 1888 à 1890. C’est dire le bref laps de temps écoulé entre son statut d’élève et celui de professeur !

Album photographique sur les ateliers de peintres marseillais – Mathilde Klenlo
Vente Leclère (lot 61), Marseille, 24 avril 2010
Le buste présenté sur une colonne pourrait être celui de Mlle Papillon.


Les jeunes femmes fréquentent assidument les expositions de l’Association des artistes marseillais où elles montrent leurs productions variées. Si Olga présente un cache-pot modelé en barbotine et intitulé Pavots (n°357) en 1890, c’est surtout Mathilde qui s’illustre dans la sculpture : Mignon (buste, n°305), Jeune femme (n°306) et Mlle X. (n°307) en 1889 ; Moissonneuse (terre cuite, n°353), Mlle Papillon (terre cuite, n°354) et Zezette L, portrait (terre cuite, n°355) en 1890 ; Napolitain (n°478), Napolitaine (n°479) et L’Huveaune (n°480) en 1891 ; Iris et liseron (terre peinte, n°458) en 1892. Pour autant, les critiques ne s’intéressent guère à ses talents de sculptrice ; en revanche, ils vantent qualités d’aquarelliste. Finalement, au fil des expositions, elle répond aux attentes de ses admirateurs et n’exhibe plus que des paysages à l’aquarelle.

Mathilde Klenlo, Rocher en Provence[2], aquarelle, vers 1894-1895
Collection particulière

Au début du XXe siècle, l’école municipale des beaux-arts reprend la main en ouvrant une classe de sculpture pour les demoiselles en 1903, avec Valentin Pignol (1863-1912) pour mentor. Très vite, de fortes personnalités, aptes à rivaliser avec leurs condisciples masculins, surgissent. Le palmarès du concours Delanglade en témoigne… Charles Delanglade (1870-1952) fonde, en 1907, un prix annuel de composition ornementale sur programme ouvert aux élèves des deux sexes. Une dotation de 200 francs, à partager en quatre prix, gratifie les lauréats du concours. Pour la première fois, hommes et femmes s’affrontent talent contre talent… et les jeunes filles ne déméritent pas ! Elles se situent régulièrement en tête du classement. Par exemple, l’épreuve de 1908 – Un foyer de cheminée – couronne Raymonde Martin (1887-1977) ; quant à Augusta Boëry (1884-1966), elle reçoit une mention à défaut d’être primée.

Antoine Sartorio, Augusta Boëry, tête, marbre, 1912
Collection des descendants de Sartorio

Augusta Boëry paraît particulièrement douée pour la sculpture. Elle remporte de nombreux prix dans la classe de Pignol. Le concours Cantini de la tête d’après nature semble être son exercice de prédilection ; elle y brille quatre années consécutives, de 1905 à 1908[3]. Malheureusement, les espoirs que son talent laissaient entrevoir restent finalement à l’état de germe. Si elle monte à Paris pour y poursuivre ses études à l’École nationale supérieure des beaux-arts, elle délaisse rapidement l’ambition d’une carrière personnelle au profit de celle de son futur époux, Antoine Sartorio[4] (1885-1988). De fait, la famille qui a sauvegardé intact l’atelier du statuaire à Jouques (Bouches-du-Rhône) ne conserve aucune œuvre dessinée ou sculptée de sa femme !

Raymonde Martin [de profil] dans l’atelier de Laurent Marqueste
à l’École nationale supérieure des beaux-arts, photographie, vers 1911-1913
Collection Gaston Marie Martin

2e 2nde médaille de Martin Raymonde au concours de composition décorative du 19 novembre 1912
Collection Gaston Marie Martin

Pour sa part, Raymonde Martin ne manque pas d’ambition. En 1910, elle intègre l’atelier de Laurent Marqueste (1848-1920) et ne tarde pas à remporter des médailles dans divers concours de l’école. Au demeurant, le grand prix de Rome de sculpture remporté par Lucienne Heuvelmans (1881-1944) en 1911 la conforte dans son choix de carrière ; d’ailleurs, elle accompagne sa camarade à la Villa Médicis comme pour s’encourager. Plus tard, en 1913, elle fait ses débuts au Salon de la Société des artistes français.

Raymonde Martin, Jeune fille et enfant, groupe, plâtre, Salon de 1914 (n°4097)

Raymonde Martin, Maternité, groupe, plâtre, Salon de 1920 (n°3279)

Raymonde martin, Mère et enfant, groupe, plâtre, Salon de 1922 (n°3514)
Photos, collection Gaston Marie Martin

Son travail est récompensé au Salon de 1920. Sa Maternité remporte une mention honorable, un encouragement spécial d’un montant de 500 francs et le prix Palais de Longchamp (fondation Bartholdi) doté de 400 francs. Ce succès lui ouvre les portes de la commande publique : elle reçoit successivement la commande de deux monuments aux morts, celui de Néris-les-Bains et celui des Andelys.

Raymonde Martin, Monument aux morts de Néris-les-Bains, bas-reliefs, marbre, 1923
Inauguré à Néris-les-Bains (Allier) le 28 septembre 1924
Classé Monument historique par arrêté du 28 décembre 2021

Sa carrière semble lancée. Mais, coup de théâtre ! Du jour au lendemain, elle abandonne tout. Selon la tradition familiale, elle aurait sollicité l’appui de Sartorio pour obtenir un travail sur le chantier de l’opéra de Marseille reconstruit notamment par l’architecte Gaston Castel (1886-1971)… en vain. Comprenant qu’en tant que femme il lui faudrait sans cesse justifier ses compétences, elle quitte la vie d’artiste pour rendosser l’habit d’infirmière qu’elle avait porté pendant la Première Guerre mondiale.


[1] Les deux enseignantes possèdent un profil similaire. L’une comme l’autre est étrangère (Mertens est née à Bruxelles, Nicolaïdès à Beyrouth), membre de l’élite phocéenne (Mertens est baronne, Nicolaïdès fille de négociant fortuné) et mariée à un peintre professant le dessin à l’école des beaux-arts (Pierre Jean et Louis Maistre). Elles inspirent la confiance quant à leur honorabilité et leurs compétences.
[2] Il s’agit vraisemblablement d’un paysage aux alentours de la Fontaine d’Ivoire, à Marseille. C’est un site que Mathilde Klenlo peint à plusieurs reprises dans les années 1894-1895.
[3] Le palmarès est régulièrement reproduit dans le bulletin municipal.
Archives municipales de Marseille (désormais AMM) 1C12, 30 juillet 1905, p.301 : 1er prix avec éloge / 1C13, 29 juillet 1906, p.282 : rappel de 1er prix avec éloge / 1C14, 11 août 1907, p.758 : prix Cantini ex-aequo / 1C15, 7 août 1908, p.291 : rappel de prix Cantini.
[4] Antoine Sartorio épouse Augusta Boëry à Menton (Alpes-Maritimes) le 16 novembre 1912.

mardi 7 février 2023

Formation et carrière des sculptrices marseillaises aux XIXe et XXe siècles - 2

Joséphine Mouren-Bontoux, Portrait de femme, médaillon, terre cuite
Vente aux enchères (lot 157), Brescia (Italie), 13 octobre 2020

Étrangement, Sophie Clar ne participe pas aux manifestations artistiques phocéennes, à la différence des quelques sculptrices présentes dans la métropole méditerranéenne à cette époque. Par exemple, la Marseillaise Joséphine Mouren-Bontoux (1832-1897), fille du professeur de sculpture à l’école municipale des beaux-arts Antoine Bontoux (1805-1892) et épouse du sculpteur Jean-Baptiste Mouren (1833-1900), expose ponctuellement des portraits en médaillon. En 1886, on la croise au concours régional de Marseille (n°511- Mlle E. S.) ou dans la vitrine d’Henri Wooght[1] (Antoine Bontoux, « belle figure de ce vieillard de 83 ans, encore pétillante de gaieté »[2]).
Pour autant, durant les deux dernières décennies du XIXe siècle, la formation de statuaire n’est guère accessible aux femmes : si l’école des beaux-arts de Marseille crée une classe pour les demoiselles en 1882, la sculpture ne fait pas partie de leur cursus[3]. De fait, les pratiquantes de cet art appartiennent soit à la famille d’un sculpteur, soit à la grande bourgeoisie. En effet, les membres de l’élite, cosmopolite et touche-à-tout, ont les moyens financiers de prendre des cours particuliers auprès d’un maître.

Marie Fournier del Florido, Tête d’enfant, pastel, 1902-1903
Musée Gassendi, Digne-les-Bains (Alpes-de-Haute-Provence)

Marie Fournier del Florido[4] (1858-1935) est de celles-là. À la fin du siècle, elle partage son temps entre Paris, l’Italie et la Villa Florido (chemin du Roi d’Espagne, à Mazargues). Peintre, illustratrice et poétesse, elle s’essaye au modelage auprès d’un artiste catalan, Josep Cusachs (1851-1908). Ses rares œuvres sculptées connues sont mentionnées dans les catalogues d’expositions de l’Association des artistes marseillais[5] au côté de ses peintures et de ses dessins : L’hiver (bas-relief, n°299) et le Portrait d’Armand Duboul (buste ?, n°300) en 1897 ; Menu : Fillette au plat (terre cuite, n°344 ) et Menu : Jeune femme buvant (terre cuite ?, n°345) en 1898 ; Fronton de chapelle (terre cuite, n°176) en 1900.

Marguerite Varigard, Portrait de Mlle M. en Japonaise, buste, bronze, 1910
Salon de la Société des artistes français de 1912, n°4115
Vente Var Enchères (lot 270), Saint-Raphaël, 13 février 2016

Pour sa part, Marguerite Varigard[6] (1865-1940) réside à Marseille entre 1888 et 1898[7] où elle fréquente le meilleur monde. Parallèlement, elle se perfectionne à la peinture auprès de la très mondaine Fernande de Mertens (1850-1924), présentant même à l’Exposition des Dames organisée par le Cercle artistique en 1893 un « ravissant tableau […] d’une excellente composition, d’une venue bien personnelle et d’un dessin très correct, c’est une œuvre qui dénote une nature des mieux douées et vraiment artistique »[8]. Toutefois, sa prédilection va rapidement à la sculpture qu’elle apprend successivement avec Charles Cordier (1827-1905) et Auguste Carli (1868-1930). Elle exhibe dès lors des portraits aux manifestations de l’Association des artistes marseillais : Mme C. C. (buste, n°394) et Mlle M. (bas-relief, n°395) en 1894 ; Buste de femme (n°389) en 1896 ; Tête de vieillard (n°349) et Tête d’enfant (n°350) en 1898. Cette vocation se poursuit à Paris où elle participe au Salon de la Société des artistes français entre 1906 et 1914.

Marguerite Varigard, Monument aux morts pour la France 1914-1918, bas-relief, plâtre, 1920
Église d'Alleins (Bouches-du-Rhône)

Durant sa période parisienne, Marguerite Varigard s’inscrit dans l’Annuaire du commerce Firmin Didot en tant que sculpteur-statuaire. Pour autant, cette volonté de professionnalisme ne convainc pas les principaux commanditaires que sont l’État et les communes : elle ne reçoit aucune commande et même le Monument aux morts qu’elle réalise pour l’église d’Alleins, fief de sa belle-famille, n’est pas un achat mais un don de l’artiste.

Berthe Girardet, La Vieille (Femme de l’Oberland bernois), buste, terre cuite, vers 1900
Un exemplaire actuellement en vente sur Ebay

Berthe Girardet[9], née Imer (1861-1948) appartient elle aussi à la meilleure société. Fille d’un Suisse importateur de pétrole[10] et d’une Américaine, elle vit dans l’aisance. Elle se forme à la sculpture auprès d’Émile Aldebert (1828-1924), alors professeur à l’école municipale des beaux-arts, et exhibe ses œuvres aux expositions de l’Association des artistes marseillais : Tête d’étude (n°349) et Femme arabe (n°350) en 1890 ; Vieille Génoise (buste, plâtre, n°475), Pêcheur du Tréport (buste, plâtre, n°476) et Étude d’enfant (buste, plâtre, n°477) en 1891 ; Impression d’enfant (esquisse, plâtre, n°456) et Dénicheur d’oiseaux (buste, plâtre, n°457) en 1892. Dès ses débuts, on note un intérêt pour l’enfance et pour les types ethniques qui l’accompagneront tout au long de sa carrière. Aussi, la Vieille Génoise – dont l’iconographie est aujourd’hui inconnue – fait-elle écho par son intitulé à La Vieille femme de l’Oberland bernois dont le plâtre lui vaut une médaille d’or à l’Exposition universelle de 1900 (n°9 de la section suisse de sculpture).

Berthe Girardet, L’Enfant malade, groupe, marbre, 1904
Dépôt du Petit Palais (Paris) au musée de la Médecine (Rouen) en 2022 

Berthe Girardet, La Bénédiction de l’aïeule, groupe, grès flammé de Sèvres, 1904
Musée Petiet, Limoux (Aude)

Dans le paysage culturel phocéen, Berthe Girardet fait exception en abordant très tôt son art comme une profession plutôt que comme un hobby. D’ailleurs, dans le couple qu’elle forme avec le peintre-graveur Paul-Armand Girardet (1859-1915), c’est elle qui revendique le statut d’artiste tandis que son époux se dit dilettante. Ses prétentions se justifient par ses prix dans les expositions, par ses achats et commandes publiques : ainsi, au même Salon de la Société des artistes français de 1902, la ville de Paris lui achète le plâtre de L’Enfant malade (n°2513) et lui réclame sa traduction en marbre tandis que l’État acquiert La Bénédiction de l’aïeule (n°2514) pour la traduire en grès[11].

[1] Henri Wooght tient une boutique de fournitures pour artistes au 22 rue de la Darse (aujourd’hui rue Francis-Davso). Il expose régulièrement dans sa vitrine, à l’instar d’autres boutiquiers du quartier Saint-Ferréol, les œuvres de ses clients. La presse locale en rend compte régulièrement.
[2] Anonymes, « Nos vitrines », La Vedette, 20 novembre 1886, p.734.
L’auteur commet deux erreurs en faisant de Joséphine Mouren-Bontoux la petite-fille de son modèle et en vieillissant celui-ci de deux ans.
[3] L’école des beaux-arts de Marseille accueille les femmes à partir du 15 décembre 1882. À la fin du siècle, les demoiselles s’y initient au dessin, puis progressivement à la peinture, aux arts décoratifs et à la céramique.
[4] On ignore le nom de jeune fille de cette Marseillaise qui épouse en Italie Fiorillo Fournier del Florido, un Napolitain d’origine lyonnaise.
[5] L’Association des artistes marseillais est fondée en 1888. Elle organise vingt-cinq expositions entre 1889 et 1924.
[6] Née Marguerite Castang à Alès (Gard), elle y épouse Léon Varigard (1857-1914), entrepreneur en travaux publics et fils du maire d’Alleins (Bouches-du-Rhône), le 21 octobre 1884.
[7] Les Varigard habitent d’abord boulevard du Nord (n°15 en 1888), puis rue Sylvabelle (n°77 en 1889 et n°108 à partir de 1896). Par la suite, ils déménagent à Paris et partent en villégiature à Juan-les-Pins, dans leur villa La Girelle.
[8] Anonyme, La Vedette, 24 juin 1893, p.396.
[9] Cette marseillaise a fait l’objet, l’an passé, d’une remarquable étude qui devrait être publiée prochainement : Sandrine Dequin, Berthe Girardet, née Imer (1861-1948). Une sculptrice portant un regard empreint d’un dévouement familial, religieux et philanthropique sur la réalité, mémoire de master 2, École du Louvre, mai 2022.
[10] L’entreprise Imer Frères, fondée à Marseille en 1808 par le grand-père de la sculptrice, s’illustre d’abord dans le commerce du textile. Son père et son oncle réorientent ses activités : elle devient, en 1863, Imer, Fraissinet & Baux – Compagnie générale des pétroles pour l’éclairage et l’industrie.
[11] L’Enfant malade en plâtre est acheté 1 500 francs le 9 juillet 1902 ; la commande du marbre est effectuée le 25 avril 1903 moyennant 3 500 francs. La Bénédiction de l’aïeule est acquise pour 2 500 francs, ce prix comprenant sa traduction en grès officialisée le 4 février 1904.