lundi 27 février 2023

Formation et carrière des sculptrices marseillaises aux XIXe et XXe siècles - 4

Berthe Girardet, Sérénité, bas-relief, béton moulé, 1931
Allée Ray Grassi, 8e arrondissement

Il est vrai que la municipalité marseillaise ne fait rien pour encourager ses ressortissantes. À quelques exceptions près[1], elle ne finance pas les études artistiques des demoiselles et en particulier des sculptrices. De plus, celles-ci n’obtiennent ni achat, ni commande. Le premier monument réalisé par une femme et installé dans l’espace public phocéen est un don de Berthe Girardet accepté par le conseil municipal le 18 novembre 1930[2] !

Raymonde Martin, Le Gros souper, groupe, terre cuite peinte, s.d.
Musée provençal de Château-Gombert, 13e arrondissement

Raymonde Martin, L’Oratoire, groupe, terre cuite peinte, s.d.
Collection des descendants de Sartorio

Raymonde Martin qui délaisse le grand art vers 1923 va, petit à petit, se lancer dans une production de santons modelés et peints qu’elle vend, après la Seconde Guerre mondiale, à la foire de Noël. Il s’agit pour elle d’un complément de revenu à son salaire d’infirmière. Ses personnages miniatures, d’une touche originale presque grossière, débordent d’humour. Son Gros souper – qui illustre plus précisément les Treize desserts – est une scène pleine de détails truculents. Souvent, elle imagine ses saynètes au milieu d’une architecture comme pour ses tricoteuses assises au pied d’un oratoire. Les amateurs ne s’y trompent pas et s’arrachent ses petits groupes. De fait, nombre de Marseillaises pratiquent la sculpture à travers l’activité populaire autant que saisonnière de santonnière[3] : les sœurs Augustine (1850-1928) et Marie Monin (1858-1931), Madeleine Guinde (1886-1962), les sœurs Lyda (1882-1975) et Marguerite Gastine (1893-1966)...

Madeleine Guinde, La Vendeuse de fraises & La Vendeuse de nougats, de miel et de dattes, santons habillés, s.d.
Musée provençal de Château-Combert, 13e arrondissement

Lyda ou Marguerite Gastine, Le Rémouleur, santon en faïence, années 1930

Car, malgré la création d’une classe de sculpture ouverte aux jeunes filles de toutes conditions, la sociologie des étudiantes reste inchangée dans la première moitié du XXe siècle : elles sont toutes issues d’une bourgeoisie aisée. Leurs familles les laissent s’adonner à leur passion et à exposer une ou deux fois pendant leur formation ; puis, la pression sociale les éloigne du monde de l’art. Ainsi, les catalogues de l’Association des artistes marseillais témoignent-ils de ces carrières éphémères : Yvonne-Gabrielle Boucher (1912, n°322, Monsieur Charles Vincens, buste), Jeanne Melot (1912, n°330, Martégale, buste plâtre ; 1921, n°392, Portrait de fillette), Danis Guerrier (1894-1978 – 1914, n°396, M. X…, buste ; 1919, n°316, Le Colonel G., buste), Marie-Caroline Beaudevin (1919, n°309, Le Docteur R. B. de Lyon, buste terre cuite et n°310, Silhouette de Mme A.-J. V., pâte à modeler), Henriette Roche (1921, n°393, Portrait de Mlle X., buste terre cuite et n°394, Mignon, statuette terre cuite)…

Étiennette Gilles, Torse d’après la bosse, dessin, 1er prix, 1916
Archives municipales de Marseille, 26 Fi 4341

Étiennette Gilles, Le Christ à la couronne d’épines, dessin, vers 1921
Musée de Notre-Dame de la Garde

Dans l’Entre-deux-guerres, deux femmes réussissent néanmoins à s’affirmer en tant qu’artiste. La première s’appelle Étiennette Gilles (1894-1981). Élève de l’école des beaux-arts pendant la Première Guerre mondiale, elle se forme exclusivement au dessin et à la peinture. Elle y obtient plusieurs récompenses dont un 1er prix pour un torse d’après la bosse en 1916. Son goût pour la sculpture est plus tardif : elle s’y initie dans l’atelier de Paul Gondard vers 1920. Dès lors, elle mène de front une carrière de peintre, d’illustratrice et de sculptrice. Elle expose pour la première fois en 1921, successivement à Paris au Salon de l’art chrétien et à Marseille à l’Association des artistes marseillais. Elle présente aux deux exhibitions les mêmes œuvres statuaires : Le Christ à Getsémani (c’est-à-dire au Jardins des Oliviers) et Virginité. Un critique remarque la jeune femme : « Ce Christ est sa première œuvre en sculpture et il est impossible de ne pas être frappé, de l’intensité d’expression qui s’en dégage ; il semble bien contempler, dans sa pensée infinie, toute la douleur humaine, toutes les douleurs, et en souffrir lui-même humainement. »[4] Le dessin du Christ à la couronne d’épines, réalisé à la même époque, répond également à cette description. Par la suite, elle alterne les techniques, montant sporadiquement de la sculpture : buste du Docteur Max Gilles (Association des artistes marseillais, 1923, n°134), Portrait (Société des artistes provençaux, sculpture, n°123), Mistral[5] ainsi que Clochettes marseillaises et L’Amour des livres (Salon Rhodanien, 1933, n°218 à 220), buste d’Émile Ripert (Salon artistique de 1941, n°217). Hélas, malgré une œuvre sculptée plus abondante que pour d’autres consœurs, aucune de ses sculptures n’est localisée à l’heure actuelle.

Fabienne Bérengier, Esclave d’après Michel-Ange, dessin au fusain, 1921
Archives municipales de Marseille, 26 Fi 4767

Fabienne Bérengier, La Danse, bas-relief, plâtre, 1928
Archives municipales de Marseille, 124 Fi : fonds Fabienne Bérengier

Fabienne Bérengier, Le Faune, statue, pierre, vers 1930
Archives municipales de Marseille, 124 Fi : fonds Fabienne Bérengier

Toutefois, la personnalité féminine qui s’impose dans le microcosme sculptural phocéen est Fabienne Bérengier (1900-1975). Comme Étiennette Gilles, elle débute ses études artistiques durant la Grande Guerre à l’école municipale des beaux-arts où elle a pour professeur de sculpture Henri Raybaud (1879-1942). Douée, elle remporte de nombreuses récompenses comme un 1er prix ex aequo pour un Esclave d’après Michel-Ange (1475-1564) au fusain en 1921. Ses premières œuvres empruntent à l’esthétique à la mode – l’art déco – propre à séduire les commanditaires privés : La Danse (bas-relief plâtre, 1928), Le Faune (statue pierre, vers 1930) et des portraits… Elle montre ses productions dans les Salons locaux ou parisiens[6] et dans des expositions privées au côté de son amie peintre Marguerite Allar (1899-1974).

Fabienne Bérengier, Chats, groupe plâtre, vers 1930
Archives municipales de Marseille, 124 Fi : fonds Fabienne Bérengier

Marguerite Allar, Nature morte aux Chats, vers 1932
Collection des descendants de Marguerite Allar

Fabienne Bérengier donne des formes pour la faïencerie marseillaise de Saint-Jean-du-Désert, notamment un groupe de Chats reproduit en céramique émaillée noire. Par ailleurs, elle reçoit une importante commande de la Chambre de commerce : la réalisation des dioramas du nouveau musée colonial de Marseille qui ouvre ses portes en 1935. Après la Second Guerre mondiale, elle réalise une statue de Saint Jean-Eudes pour la basilique du Sacré-Cœur de Marseille et des bustes pour le musée provençal de Château-Gombert.

Fabienne Bérengier, L’Afrique occidentale française, diorama, 1935
Archives municipales de Marseille, 124 Fi : fonds Fabienne Bérengier

Fabienne Bérengier, Soudanaise, statue, 1935
Archives municipales de Marseille, 124 Fi : fonds Fabienne Bérengier

Fabienne Bérengier, Saint Jean-Eudes, statue, plâtre, vers 1951
Basilique du Sacré-Cœur, 81 avenue du Prado, 8e arrondissement

Fabienne Bérengier, Pierre Puget, buste, pierre, 1959
Musée provençal de Château-Gombert, 13e arrondissement

Parallèlement à sa carrière d’artiste, elle enseigne la sculpture à l’Académie Marguerite Allar ; le curé de Saint-Lucien des Goudes (8e arrondissement) confie à ses élèves – sous sa supervision – la réalisation des statues en terre cuite qui décorent aujourd’hui encore la chapelle. Enfin, elle expose ses œuvres dont le style s’épure vers l’abstraction jusqu’à sa mort.

Fabienne Bérengier dans son atelier avec un modèle, photographie, vers 1950

Exposition Fabienne Bérengier à la galerie Stammegna, 1970
Archives municipales de Marseille, 124 Fi : fonds Fabienne Bérengier


[1] AMM 1D166, p.115-116, délibérations du 21 décembre 1897 : École des beaux-arts de Paris. Demande de bourses et subventions.
La peintre Flore Jartoux, future épouse Froment, est la première femme à obtenir une subvention municipale (1 200 francs) dont elle demande le renouvellement.
[2] AMM 721 W 88 : Propositions de dons et legs d’œuvres d’art.
[3] Cf. Catherine Marand-Fouquet, « Santonnières (les) », Dictionnaire des Marseillaises, 2012, p.316-317.
[4] Anonyme, « Bustes de Sculpteurs », Revue moderne des arts et de la vie, 30 mars 1921, p.21.
[5] Il s’agit du buste de Frédéric Mistral (1830-1914) qui participe au concours pour l’érection d’un monument au prix Nobel de littérature sur le plateau Longchamp. En juillet 1931, Louis Botinelly (1883-1962) remporte le concours ; Étiennette Gilles, classée troisième, reçoit une prime de 500 francs.
[6] Fabienne Bérengier fréquente le Salon de la Société des artistes français : Nausicaa (statuette plâtre, n°3273, 1930), Le Printemps (buste plâtre, n°3469, 1934), Départ de course – natation (statue plâtre métallisé, n°3274, 1936).

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