mercredi 22 février 2023

Formation et carrière des sculptrices marseillaises aux XIXe et XXe siècles - 3

À la Belle Époque, les filles de la grande bourgeoisie ont l’habitude de se retrouver dans des ateliers privés pour s’initier aux arts. Les cours de dessin de Fernande de Mertens et d’Hélène Maistre-Nicolaïdès[1] (1858- ?) sont les plus recherchés. Un seul cours cependant propose un apprentissage de la sculpture ou, plus vraisemblablement, du modelage : Mathilde Klenlo professe cette discipline de 1889 à 1898 avant de se reconvertir, sans doute faute de demande, dans l’enseignement de la peinture en 1899. 
Les sœurs Mathilde et Olga Klenlo sont issues de l’élite germanique installée à Marseille où elles exercent leurs multiples talents artistiques entre 1888 et 1911. En effet, elles peignent à l’huile ou à l’aquarelle, font de la céramique et de la photographie, sculptent. Dans ce domaine, Mathilde revendique d’ailleurs pour maître un obscur statuaire du nom de Jean Salguéda, figurant dans l’Indicateur marseillais de 1888 à 1890. C’est dire le bref laps de temps écoulé entre son statut d’élève et celui de professeur !

Album photographique sur les ateliers de peintres marseillais – Mathilde Klenlo
Vente Leclère (lot 61), Marseille, 24 avril 2010
Le buste présenté sur une colonne pourrait être celui de Mlle Papillon.


Les jeunes femmes fréquentent assidument les expositions de l’Association des artistes marseillais où elles montrent leurs productions variées. Si Olga présente un cache-pot modelé en barbotine et intitulé Pavots (n°357) en 1890, c’est surtout Mathilde qui s’illustre dans la sculpture : Mignon (buste, n°305), Jeune femme (n°306) et Mlle X. (n°307) en 1889 ; Moissonneuse (terre cuite, n°353), Mlle Papillon (terre cuite, n°354) et Zezette L, portrait (terre cuite, n°355) en 1890 ; Napolitain (n°478), Napolitaine (n°479) et L’Huveaune (n°480) en 1891 ; Iris et liseron (terre peinte, n°458) en 1892. Pour autant, les critiques ne s’intéressent guère à ses talents de sculptrice ; en revanche, ils vantent qualités d’aquarelliste. Finalement, au fil des expositions, elle répond aux attentes de ses admirateurs et n’exhibe plus que des paysages à l’aquarelle.

Mathilde Klenlo, Rocher en Provence[2], aquarelle, vers 1894-1895
Collection particulière

Au début du XXe siècle, l’école municipale des beaux-arts reprend la main en ouvrant une classe de sculpture pour les demoiselles en 1903, avec Valentin Pignol (1863-1912) pour mentor. Très vite, de fortes personnalités, aptes à rivaliser avec leurs condisciples masculins, surgissent. Le palmarès du concours Delanglade en témoigne… Charles Delanglade (1870-1952) fonde, en 1907, un prix annuel de composition ornementale sur programme ouvert aux élèves des deux sexes. Une dotation de 200 francs, à partager en quatre prix, gratifie les lauréats du concours. Pour la première fois, hommes et femmes s’affrontent talent contre talent… et les jeunes filles ne déméritent pas ! Elles se situent régulièrement en tête du classement. Par exemple, l’épreuve de 1908 – Un foyer de cheminée – couronne Raymonde Martin (1887-1977) ; quant à Augusta Boëry (1884-1966), elle reçoit une mention à défaut d’être primée.

Antoine Sartorio, Augusta Boëry, tête, marbre, 1912
Collection des descendants de Sartorio

Augusta Boëry paraît particulièrement douée pour la sculpture. Elle remporte de nombreux prix dans la classe de Pignol. Le concours Cantini de la tête d’après nature semble être son exercice de prédilection ; elle y brille quatre années consécutives, de 1905 à 1908[3]. Malheureusement, les espoirs que son talent laissaient entrevoir restent finalement à l’état de germe. Si elle monte à Paris pour y poursuivre ses études à l’École nationale supérieure des beaux-arts, elle délaisse rapidement l’ambition d’une carrière personnelle au profit de celle de son futur époux, Antoine Sartorio[4] (1885-1988). De fait, la famille qui a sauvegardé intact l’atelier du statuaire à Jouques (Bouches-du-Rhône) ne conserve aucune œuvre dessinée ou sculptée de sa femme !

Raymonde Martin [de profil] dans l’atelier de Laurent Marqueste
à l’École nationale supérieure des beaux-arts, photographie, vers 1911-1913
Collection Gaston Marie Martin

2e 2nde médaille de Martin Raymonde au concours de composition décorative du 19 novembre 1912
Collection Gaston Marie Martin

Pour sa part, Raymonde Martin ne manque pas d’ambition. En 1910, elle intègre l’atelier de Laurent Marqueste (1848-1920) et ne tarde pas à remporter des médailles dans divers concours de l’école. Au demeurant, le grand prix de Rome de sculpture remporté par Lucienne Heuvelmans (1881-1944) en 1911 la conforte dans son choix de carrière ; d’ailleurs, elle accompagne sa camarade à la Villa Médicis comme pour s’encourager. Plus tard, en 1913, elle fait ses débuts au Salon de la Société des artistes français.

Raymonde Martin, Jeune fille et enfant, groupe, plâtre, Salon de 1914 (n°4097)

Raymonde Martin, Maternité, groupe, plâtre, Salon de 1920 (n°3279)

Raymonde martin, Mère et enfant, groupe, plâtre, Salon de 1922 (n°3514)
Photos, collection Gaston Marie Martin

Son travail est récompensé au Salon de 1920. Sa Maternité remporte une mention honorable, un encouragement spécial d’un montant de 500 francs et le prix Palais de Longchamp (fondation Bartholdi) doté de 400 francs. Ce succès lui ouvre les portes de la commande publique : elle reçoit successivement la commande de deux monuments aux morts, celui de Néris-les-Bains et celui des Andelys.

Raymonde Martin, Monument aux morts de Néris-les-Bains, bas-reliefs, marbre, 1923
Inauguré à Néris-les-Bains (Allier) le 28 septembre 1924
Classé Monument historique par arrêté du 28 décembre 2021

Sa carrière semble lancée. Mais, coup de théâtre ! Du jour au lendemain, elle abandonne tout. Selon la tradition familiale, elle aurait sollicité l’appui de Sartorio pour obtenir un travail sur le chantier de l’opéra de Marseille reconstruit notamment par l’architecte Gaston Castel (1886-1971)… en vain. Comprenant qu’en tant que femme il lui faudrait sans cesse justifier ses compétences, elle quitte la vie d’artiste pour rendosser l’habit d’infirmière qu’elle avait porté pendant la Première Guerre mondiale.


[1] Les deux enseignantes possèdent un profil similaire. L’une comme l’autre est étrangère (Mertens est née à Bruxelles, Nicolaïdès à Beyrouth), membre de l’élite phocéenne (Mertens est baronne, Nicolaïdès fille de négociant fortuné) et mariée à un peintre professant le dessin à l’école des beaux-arts (Pierre Jean et Louis Maistre). Elles inspirent la confiance quant à leur honorabilité et leurs compétences.
[2] Il s’agit vraisemblablement d’un paysage aux alentours de la Fontaine d’Ivoire, à Marseille. C’est un site que Mathilde Klenlo peint à plusieurs reprises dans les années 1894-1895.
[3] Le palmarès est régulièrement reproduit dans le bulletin municipal.
Archives municipales de Marseille (désormais AMM) 1C12, 30 juillet 1905, p.301 : 1er prix avec éloge / 1C13, 29 juillet 1906, p.282 : rappel de 1er prix avec éloge / 1C14, 11 août 1907, p.758 : prix Cantini ex-aequo / 1C15, 7 août 1908, p.291 : rappel de prix Cantini.
[4] Antoine Sartorio épouse Augusta Boëry à Menton (Alpes-Maritimes) le 16 novembre 1912.

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